ET SI L’EFFONDREMENT AVAIT DÉJÀ EU LIEU

ET SI L’EFFONDREMENT AVAIT DÉJÀ EU LIEU

ROLAND GORI

22 mai 2020

Crise Avenir

Cet ouvrage ( à paraître le 6 juin 2020 ) a été terminé au moment où l’épidémie de coronavirus s’installait en France, produisant une grande inquiétude dans la population au risque de désorganiser l’économie et de précipiter une crise sociale et politique. Une fois encore dans l’histoire humaine le « sol » semble se dérober sous nos pieds et donne raison aux partisans de la collapsologie et autres prophètes de l’Apocalypse. L’état d’impréparation de nos gouvernements a mis en évidence le poids et la faillite des Agences diverses et variées de la bureaucratie néolibérale. Les politiques néolibérales qui avaient mis à mal les services publics par les dogmes affirmés de la mondialisation, les figures anthropologiques d’un homme économique, les priorités de la lutte pour la compétitivité, les exigences d’austérité… se dévoilent aujourd’hui dans leurs impostures. Libérés des tutelles gestionnaires, les soignants que la communication gouvernementale a voulu faire passer pour des « héros », après les avoir matraqués lors de leurs manifestations pour la sauvegarde de l’hôpital, ont magnifiquement exercé leurs métiers. Dans L’étrange défaite, dont le sous-titre de mon ouvrage s’inspire, Marc Bloch expliquait déjà que les meilleurs soldats étaient ceux qui, dans la vie courante, faisaient bien leur métier… A partir de cette crise sanitaire et sociale ce qui paraissait impossible hier encore, en matière de protection des humains, pourrait se mettre en place. La catastrophe l’exige, l’opinion y consent. Nous pourrions espérer qu’à la panique de la pandémie et de ses conséquences sociales succède la sagesse des effets des deuils et de la perte. C’est ce à quoi invite cet ouvrage face à la faillite d’un productivisme débridé et mondialisé illuminé des lueurs d’un astre mort, celui des illusions et des croyances du XIXe siècle que nous avons reçues en héritage.

C’est la thèse de l’ouvrage : nos craintes d’effondrement sont à prendre au sérieux, moins comme catastrophes à venir, qu’en tant que symptômes d’un événement qui a déjà eu lieu. Nos malheurs actuels, - pandémies, crises climatiques, crises sociales et économiques, crises politiques et culturelles -, ne sont que les symptômes de cet effondrement qui a déjà eu lieu dans l’ordre symbolique, celui des catégories de jugement et des manières de penser le monde et l’humain inspirées des principes fondateurs de nos sociétés industrielles. Ces catastrophes surgissant dans notre actualité, probables dans notre futur ne sont et ne seront désastreuses que du fait de notre impréparation à les accueillir et à les traiter. Cette impréparation provient d’une culture de la modernité prise par la discordance des temps, fixée au piquet de l’instant, oublieuse du passé et déjà prisonnière d’une conception du futur placée sous le signe des progrès techniques.

Ces idées de progrès et d’évolution ont aligné l’histoire humaine sur le développement continu des techniques en confondant organismes vivants et organisations machiniques. De cette confusion ont émergé les monstruosités bureaucratiques des totalitarismes qui, du nazisme au néolibéralisme, ont dérobé à l’homme sa capacité de penser et de décider, au risque de lui faire perdre son sens moral. Ces traumatismes, autant collectifs qu’individuels, au sein de la civilisation occidentale nous ont empêché de relever le défi de la modernité en nous réfugiant dans l’éphémère de la mode ou dans la nostalgie de la pensée réactionnaire. Les discours de l’effondrement, les annonces messianiques des catastrophes à venir sont les symptômes de ce traumatisme, de cette maladie politique et culturelle. Ils sont le revers des mirages du progrès qui ne concevaient le temps que comme un fleuve linéaire, irréversible, orienté par son futur. L’histoire récente nous a fait déchanter, les involutions sociales peuvent se produire à tout instant, le nazisme perdure, moins comme événement qu’en tant que traces mnésiques infiltrant nos expériences contemporaines. Il appartient à la modernité industrielle, il en est un rejeton monstrueux. L’expérience du psychanalyste convoque aussi une réflexion sur la mémoire et les fantômes du passé qui hantent notre actualité.

Cette réflexion rejoint nombre de questions que pose l’écriture de l’histoire que je développe avec l’aide de grands historiens comme Marc Bloch, Jean Pierre Vernant, Irénée Marrou ou encore Paul Veyne. L’analyse des régimes de temporalité est au cœur de ce travail, nous invitant à nous déprendre de l’actualisme technique qui nous laisse démunis devant les nouvelles menaces de catastrophes sanitaires, climatiques ou politiques, véritables retours d’un refoulé de notre histoire. Repenser le passé qui ne passe pas permettrait aussi de réviser la notion d’utopie, de la penser moins comme un mirage placé au bout des lendemains qui chantent qu’en tant que moment, kairos, à saisir à tout instant pour inventer sa vie. Walter Benjamin est présent de bout en bout de l’ouvrage, en compagnie de Freud et d’Hannah Arendt, afin de rendre compte des naufrages de l’histoire et de la nécessité de devoir les éviter en renouant avec le travail de la mémoire pour ne plus errer dans l’éphémère des instants successifs, sans pour autant céder aux nostalgies des pensées réactionnaires. L’actualisme technique comme l’actualisme économique tentent désespérément de pallier une histoire défaillante dont ils précipitent la perte. A la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l’Etat allemand avait montré l’exemple, comme l’a analysé Michel Foucault la nouvelle dimension de la temporalité devenait l’indice de croissance économique et lâchait l’horloge de l’histoire. Cette réussite, oublieuse de l’histoire et de ses ruines, riche de prospérité matérielle, est devenue un modèle démocratique. Elle a un prix. Celui d’une conception du sujet humain, autoentrepreneur de lui-même,  auquel les utopies de « l’humanité augmentée » font ressentir une « honte prométhéenne » (Günther Anders). Ainsi, se fabrique un homme nouveau, déraciné du passé, se projetant dans un futur, à partir duquel il pense son présent, et où règnent les robots et les algorithmes auxquels il tend à s’identifier et dont il intériorise déjà les valeurs. 

Dès lors que le cadre de pensée évolutionniste et progressiste hérité des Lumières s’est effondré à la fin du XIXe siècle, nos civilisations se sont révélées incapables d’en intégrer le traumatisme et parvenir à lui donner un sens. C’est de ce traumatisme de la modernité dont nous sommes toujours malades. Les régimes totalitaires se sont dressés sur les ruines de la capacité de penser qui se confond avec la capacité morale de juger. Ils ont érigé en lieu et place de cette capacité de penser les procédures cognitives, formelles, techniques de la bureaucratie, des réseaux formels des organisations. Ces organisations émergent de la perte de substance, de la perte organique autant que spirituelle de notre culture. C’est en ce sens que l’on a pu reconnaitre au nazisme un caractère de modernité propre à l’ère industrielle et à son administration impitoyable. Le chaos social qui résulte des catastrophes est à la mesure de l’hubris dont il provient. Les démocraties libérales ont essayé de s’en préserver par le Droit et la réussite économique.

 Mais, par rapport aux chaos nos « mesures » juridiques se révèlent pitoyables, elles appartiennent à une civilisation qui a préféré le Droit à la Justice. Le Droit est insuffisant à respecter ce qu’il y a de sacré dans la personne humaine. Le Droit permet de résoudre les crises, mais il est impuissant face aux effondrements, comme l’a montré l’histoire des catastrophes lors des génocides du XXe siècle. La manière de penser le temps est fondamentale pour penser les effondrements et prendre les mesures sociales et politiques qui s’imposent. L’actualisme technique détruit la nécessaire concordance des temps au profit d’une fuite dans la succession des instants. Faute de nous interroger sur la temporalité qui conditionne la capacité de penser et donc de juger, rien n’est possible. Les institutions juridiques relèvent de la rationalité formelle, elles demeurent inefficaces sans la substance de l’éthique, des valeurs de justice qui lui confèrent la force et le sens. Pour pouvoir exercer notre liberté, qui est d’abord et avant tout une possibilité de choisir, il faut pouvoir recueillir les expériences du passé, rassembler les traces et les interpréter, faire histoire. L’Esprit marche dans les ténèbres des instants successifs lorsqu’il n’est pas éclairé par l’histoire. Nous cédons aux mécanismes de déni des effondrements qui nous guettent car ils nous permettent d’oublier les effondrements déjà réalisés dans l’histoire. L’effort de mémoire est ascèse, initiation, catharsis. Il se trouve par contre exclu, forclos d’une civilisation besogneuse, rivée au piquet de l’instant d’après, celui du profit, du retour sur investissement. De ce fait, pressés par la vitesse et les instants successifs d’un présent intemporel nous nous détournons des informations et des valeurs qui nous mettraient face à notre mort, à notre finitude. L’idée de catastrophe, la catégorie de l’effondrement, constituent le retour du refoulé qui se glisse dans le discours d’une civilisation de l’instant, l’irruption d’une temporalité que l’on veut méconnaitre à la hauteur de l’oubli de la mort. Ce rapport au temps conditionne le développement et l’extinction des civilisations. L’histoire, avec le philosophe Walter Benjamin, est, avec la psychanalyse et la philosophie, une des seules manières de sauver un passé qui s’actualise dans le présent, et d’ouvrir le seul et authentique chemin d’invention des utopies, placées moins au bout du futur, qu’à chaque instant qui reçoit l’éclat messianique des origines.

 A cette révision de nos conceptions du temps et de la mémoire s’ajoute une analyse critique des fonctions du langage et de la communication. Si l’effondrement climatique, sanitaire ou social présent ou à venir, n’est que la matérialisation d’un effondrement de nos cadres de penser qui a déjà eu lieu, il convient de toute urgence d’inventer un nouveau discours. Cela ne sera possible qu’en restaurant la fonction symbolique du langage, sa capacité de dire le monde, de lui donner un sens et une cohérence. C’est ce pouvoir du langage qui se trouve aujourd’hui politiquement dégradé, réduit à la com et au bavardage des sociétés du spectacle. Nos sociétés de la communication tendent à priver les individus et les collectivités de cette fonction symbolique du langage ; nos hommes politiques ne sont que la partie la plus avancée de cette déroute du pouvoir du langage dégradée en discours technique ou en pur verbiage. Aujourd’hui, une « âme numérique » agite les corps, met en transes les gouvernants, s’empare des moindres citoyens, exorcise la moindre donation poétique du monde, perce la moindre des métaphores, crève les voiles de la beauté et de ses mystères pour mieux la broyer à la meule de l’utilité, elle est celle qui permet aux financiers et aux oligarques de parler la même langue. Dans ce grand naufrage de la civilisation humaine dont la crise écologique reflète en miroir la déshumanisation, l’Appel des appels qui s’en suivit, fut un signal de détresse. C’est un des mérites, et non des moindres, des discours de l’effondrement que de relever le défi de la modernité né du traumatisme, traumatisme produit par l’incapacité de notre civilisation d’inventer un ordre social à la mesure du développement des techniques. Il nous faut surmonter ce traumatisme de la modernité en inventant un ordre social, disons symbolique, à la hauteur des révolutions techniques et industrielles. L’ouvrage invite à fabriquer une nouvelle forme d’utopie fabriquée avec l’étoffe de nos rêves, pensée moins comme le projet d’un avenir meilleur sans cesse repoussé aux calendes grecques que l’originalité à saisir à tout moment pour inventer un futur inédit.

  

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