Denis Maillard, La nouvelle lutte des classes
21.3.2020
LA NOUVELLE LUTTE DES CLASSES
Alors que l’élite bourgeoise profite du confinement à la campagne ou dans ses appartements, les travailleurs « de l’arrière » sont requis dans la guerre contre le virus. Dans un texte enlevé, Denis Maillard, auteur d’Une Colère française… et lui-même contaminé, dénonce les nouvelles fractures sociales.
Et si l’épidémie, en faisant remonter en première ligne tous les travailleurs invisibles de la société de services, était le grand révélateur des fracture sociales. C’est l’hypothèse qu’avance l’essayiste Denis Maillard, lui-même contaminé…et très remonté contre ceux qui profitent du confinement avec insouciance.
Face à la pandémie, le Président de la République a enfin déclaré la guerre au virus et sonné la mobilisation générale. Les soignants des hôpitaux, de la sécurité civile, de la médecine de ville mais aussi des Ehpad, des cliniques et des maisons de retraite sont les combattants de cette guerre moderne ; secondés par l’armée et les forces de l’ordre, ils sont en première lignes avec les malades qui commencent à payer un lourd tribut. Chaque soir à 20h, les Français ne s’y trompent pas qui se massent de plus en plus nombreux aux fenêtres et aux balcons pour les acclamer, les applaudir et les encourager. Il existerait donc un front, celui de l’hôpital. Mais aussi des masses de fantassins qui attendent confinés chez eux que le diagnostic tombe comme un ordre : malade ! Direction le front... C’est en tous cas de cette manière que les personnes actuellement atteintes du Covid 19 – dont je suis – scrutent la variation de leurs symptômes. Si l’oppression sur la poitrine et le souffle court ressentis depuis plusieurs jours devaient évoluer négativement, devrais-je partir moi aussi pour l’hôpital ? Suis-je assez solide pour prendre ma place au sein de cette troupe de choc ?...
Si la métaphore guerrière a une utilité – elle permet la mobilisation de tous –, elle a surtout un défaut : elle est impropre à rendre compte de ce qui se passe réellement dans la société en ce moment. Et notamment ce qui se joue sur un autre « front » toujours essentiel en cas de guerre : l’arrière. Car contrairement à l’image que nous renvoient les « journaux de confinement » de sympathiques bourgeoises parties se cacher en bord de mer ou à la campagne dans leur résidence secondaire ou dans des villas louées pour l’occasion et qui dissertent sur l’ineffable beauté du printemps ou les charmes d’une tarte abricots-pistaches, contrairement à ces images sulpiciennes donc, la société ne s’est pas arrêtée. On pourrait même dire que l’infrastructure économique de la société de services et ses nouvelles divisions de classe, dissimulées en temps normal, apparaissent cette fois en pleine lumière. Marx définissait les classes sociales en fonction de leur place dans les rapports de production. A l’heure où le prolétariat industriel a été en partie délocalisé et la bourgeoisie capitaliste s’est disséminée dans l’espace-monde de la finance, un nouveau clivage a pris forme au sein de chaque société entre ce que j’ai proposé d'appeler, dans Une colère française, le « back office » et le « front office ». L’autonomie au travail et une moindre pénibilité, c’est-à-dire la possibilité de choisir les lieux, les heures et les modalités de son labeur, sont désormais les marqueurs de la différence sociale entre, d’un côté, les cadres et les professions intellectuelles – le front office - et, de l’autre, tous ces soutiers du « back office » ; tous ces travailleurs de l’arrière qui font tenir la société, qui fait que celle-ci se poursuit malgré tout, qu’elle se continue chaque matin comme un miracle invisible renouvelé quotidiennement. Or, à l’heure du confinement, justement, tout se passe comme si le « front office » s’étant retiré « dans ses appartements », le back office montait en première ligne, au « front » : ce sont tous ceux qui continuent chaque nuit et chaque matin de mettre en ligne ou en rayon, d’acheminer ou de livrer des milliers de produits que les citoyens confinés vont consommer le reste de la journée : logisticiens, caristes, manutentionnaires, chauffeurs, livreurs, caissières, aides à domicile… ils sont là fidèle au poste et la peur au ventre. Par deux fois ces dernières années, ce « back office » s’est révélé au grand jour : une première fois lors de la crise des Gilets jaunes dont la révolte sourdait directement des territoires périurbains où vivent ces travailleurs ; une seconde fois lors de la grande grève de décembre–janvier dernier qui a mis ces travailleurs en lumières. En effet, le back office ne télétravaille pas et doit malgré ce qu’il en coûte se rendre à son travail. Et aujourd’hui encore, à l’heure de l’épidémie, ils tiennent alors que le reste de la société se replie et se confine. Le front ne passe donc pas par les seule lignes que les médias nous donnent à admirer, les héros à applaudir ne sont pas uniquement les soignants. Si ces derniers sont mal armés (pas assez de masques, de gels etc.), le back office est tout aussi démuni : on a déclaré la guerre au virus sans lui expliquer que sa mobilisation était requise et qu’il partait au front avec encore moins d’informations et de protections que les nos héros en blouses blanches. Qu’on ne s’étonne pas alors que les plateformes logistiques et la grande distribution aient du mal à motiver leurs salariés qui font valoir leur droit de retrait ou menacent de se mettre en grève, aient du mal à enrôler les milliers d’indépendants, d’artisans et d’intérimaires qui gravitent autour. Amazon recrute, Lidl offre une prime exceptionnelle, les agences de travail temporaire embauchent à tour de bras et le gouvernement semble découvrir que le pays ne tient économiquement que grâce au back office. Il était temps. Plus que jamais la crise révèle fractures et différences sociales : vous les avez désormais sous les yeux. Chaque fois qu’un employé, un commerçant, un livreur vous tend de quoi tenir durant le confinement, c’est à un héros, souvent une héroïne que vous avez à faire. Souvenez-vous en ce soir quand vous applaudirez les héros anonymes de la guerre au virus.