Des savoirs pour sortir de l’ère Anthropocène

Des savoirs pour sortir de l’ère Anthropocène
Bernard Stiegler, avril 2020
 
Les problèmes qui, de nos jours, menacent littéralement d’effondrement l’école, sont principalement d’ordre psycho-sociologique, socio-économique, socio-politique, épistémique, technologiques et épistémologiques. Pour tenter de penser ces problèmes en vue de les résoudre, il faut poser comme point de départ que l’école appartient à un système académique – avec le collège, le lycée, l’université et les établissements de recherche scientifique – , et qu’elle ne peut changer qu’à la condition que celui-ci dans son ensemble change lui-même systémiquement.
 
Ce système académique a reposé d’abord sur l’écriture de l’Antiquité (manuscrite, et alphabétique en Europe, idéographique en Chine), ensuite sur celle, imprimée, qui aura bouleversé l’Europe durant la Renaissance, participant fondamentalement aussi bien à la constitution de la science moderne qu’à celles de l’économie moderne et de l’organisation politique moderne.
 
Aux XIXè, XXè et XXIè siècles sont apparus des technologies et des médias qui ont finalement bouleversé aussi bien les conditions de la recherche scientifique que celles des enseignements primaires (élémentaires), secondaires et supérieurs. Ces bouleversements n’ont cependant pas été pensés ni voulus par le système académique : ils ont été subis, et ils l’ont gravement affaibli. Aujourd’hui, ils ont atteint un stade disruptif qui menace fondamentalement le système académique en totalité.
 
Dans Prendre soin. De la jeunesse et des générations, j’avais parlé de la nécessité d’élaborer une « écologie de l’esprit » non pas seulement au sens de Gregory Bateson, mais au sens où il faut se soucier de la nature des « milieux « psychiques » dans lesquels se développent les appareils psychiques des individus, et qui conditionnent les façons dont ils forment des groupes durables – des sociétés.
 
Il en va ainsi parce que la mémoire de l’homme est essentiellement et primordialement extériorisée – de l’objet transitionnel de Donald Winnicott aux data centers actuels, en passant par la Bible et les bibliothèques – , et parce que c’est à la fois par les vertus fournies par cette extériorisation et pour lutter contre ses dangers que se constituent des savoirs. C’est la question du pharmakon que posait déjà Socrate.
 
Treize ans après Prendre soin. De la jeunesse et des générations, où j’avais tout d’abord tenté d’analyser les conséquences des médias audiovisuels sur l’éducation familiale et sur l’éducation scolaire – et en m’appuyant sur des analyses de Michel Foucault dans « L’écriture de soi », mais aussi en critiquant bien des aspects de Surveiller et punir consacrés à l’école – , je constate que la situation s’est extrêmement aggravée en termes d’écologie mentale et d’affections pathologiques des appareils psychiques et du milieu psychique des élèves et des étudiants, tout aussi bien d’ailleurs que des parents et des professeurs.
 
Une explication quant à ce que signifie « milieu psychique » s’impose ici[1]. Généralement, le psychique désigne non pas le milieu, c’est à dire le dehors, mais c’est le dedans : l’intériorité de l’individu. Je fais partie de ceux qui considèrent que ce modèle de l’intériorité venu de la philosophie classique est insatisfaisant. Le psychique, ce n’est pas dans la tête, ce n’est pas dans l’individu : c’est entre les « têtes », et bien sûr entre les corps de ces têtes (à commencer par le corps et la tête de la mère et de l’enfant) – et j’ajoute : tels que les relient des artefacts (à commencer par l’objet transitionnel).
 
Le psychique est constitué par les « rétentions tertiaires », c’est-à-dire par l’extériorisation mnésique qui est produite par l’activité de l’être humain – ses objets, qu’ils  soient usuels, artistiques, sportifs, ludiques, ses constructions, qu’il s’agisse d’objets visiblement techniques, ou d’artefacts verbaux : phrases, locutions, stances, discours, corpora – et qui s’agencent avec ce que Edmund Husserl appelait les rétentions primaire (du temps de la perception) et les rétentions secondaires (du temps de la remémoration et de l’imagination). L’extériorisation tertiaire répond à une intériorisation dans un processus qu’il faut penser à partir de l’abreaktion de Freud[2].
 
Les  rétentions tertiaires sont ces choses hors de moi qui constituent mon psychisme parce que je les intériorise. Ce cycle intériorisation/extériorisation constitue un être-au-monde, à la fois venir au monde (aux sens de Hannah Arendt et de Donald Winnicott) et faire monde. L’apprentissage et l’étude sont des cas spécifiques de ce genre d’intériorisations en vue d’extériorisations prochaines (comme exercices, devoirs, diplômes, mémoires, thèses, puis comme fabrications, constructions, œuvres, etc.).
 
Après Prendre soin, j’ai travaillé avec Marianne Wolf, neuro-psychologue, qui a montré[3] que le cerveau de ce que l’on appelle l’individu psychique – le cerveau noétique – a une capacité à s’imprégner de l’environnement et de l’environnement technique reconfiguant en permanence ce que Stanislas Dehaene a appelé le recyclage neuronal, et qui constitue ce qu’Alfred Lotka nommera l’évolution exosomatique.
 
Maryanne Wolf étudie en particulier l’apprentissage de l’écriture et de la lecture des textes, mais elle parle aussi des technologies numériques, et elle montrea aussi que les technologies numériques celles-ci court-circuitent ce travail d’intériorisation par l’organe cérébral, qui ne constitue l’individu psychique qu’à travers (et à condition de traverser) ce qu’il faut observer en vérité comme une triple individuation : psychique, collective et technique[4]. Il faudrait ici s’attarder sur Lev Vygotsky[5].
 
A l’époque de Prendre soin, Facebook commençait à peine. Dans un chapitre du premier volume de De la misère symbolique [6], intitulé « La fourmilière numérique », j’avais anticipé en 2004 l’avènement imminent des réseaux sociaux – et leurs effets catastrophiques, dont Norbert Wiener avait compris les dangers dès 1948[7]. Depuis, ces réseaux ont bouleversé tous les aspects de l’existence, individuelle et collective, et les services divers qui leur sont liés, et cela, bien plus profondément que les médias audiovisuels.
 
Si l’on veut tenter de penser (et de panser) tout cela, il faut cependant se retourner vers l’anthropologie d’André Leroi-Gourhan, qui aura mis en évidence à partir de 1943[8] – au moment où Georges Canguilhem écrivait Le normal et le pathologique, où lui même introduisait une semblable perspective – que la technique est la condition de l’anthropologie. Le biologiste Alfred Lotka publie en 1945 un article qui donne aux thèses de Leroi-Gourhan et de Canguilhem une portée tout à fait nouvelle, et fondamentale pour la biologie humaine, tout en y intégrant la question de l’entropie[9].
 
Cette perspective tout à fait nouvelle n’a toujours pas été prise en compte. Or c’est un enjeu fondamental quant à l’éducation à tous égards, tout d’abord en ceci que Lotka souligne le caractère duplice de ce qu’il appelle l’évolution exosomatique – telle qu’elle s’accomplit hors du corps, et à travers des organes artificiels. Ceux-ci, en effet, et à la différence des organes endosomatiques, ne sont pas spontanément producteurs d’entropie négative, et peuvent tout au contraire très dangereusement augmenter les taux d’entropie.
 
Rappelons que depuis Schrödinger, on pose que le vivant est caractérisé par sa capacité non pas à échapper à l’entropie, mais à la différer (et, en cela, à vivre : lorsqu’il meure, le vivant retourne à l’entropie) en s’organisant et en formant ainsi localement et temporairement de l’entropie négative.
 
Dans son article de 1945, Lotka montre que pour qu’un organe exosomatique, ou un complexe de tels organes, puisse générer de l’entropie négative, il faut développer des savoirs chaque fois spécifiques – aussi bien scientifiques, juridiques et économiques que pratiques, aussi bien comme savoir faire et comme savoir vivre ensemble que comme savoir artistique, spirituel, etc. Mais Lotka ajoute que désormais l’évolution exosomatique est si rapide qu’on peut craindre une véritable liquidation de tels savoirs, et en conséquence, une augmentation insupportable de l’entropie. C’est une question que pose aussi Norbert Wiener dans Cybernétique et société. C’est précisément ce que nous sommes en train de vivre, c’est l’aspect majeur de ce que l’on appelle la disruption, et c’est ce dont l’actuelle pandémie est une conséquence.
 
Dans un tel contexte, le rôle des disciplines, leur nature même et leurs rapports au sein du système académique doivent être requalifiés. Par exemple, il y a eu récemment en France un débat à propos de la réforme du baccalauréat et de la place de la philosophie dans ce diplôme et au lycée – débat qui s’est engagé sur le terrain du nombre d’heures consacré à la philosophie, des coefficients dans le diplôme, etc. À cela, il faut répondre non pas d’abord en « défendant la discipline », mais d’abord en se posant la question de la place de la philosophie, non pas d’abord au lycée, ou dans le baccalauréat, mais dans le savoir d’aujourd’hui, et dans la société d’aujourd’hui.
 
La philosophie a aujourd’hui la responsabilité et la mission de participer à la réarticulation de l’évolution exosomatique accélérée avec les systèmes sociaux (dont le système académique lui-même) par des savoirs nouveaux qu’il s’agit d’élaborer en inventant de nouvelles épistémologies, de nouvelles méthodologies de recherche, et de nouvelles pratiques didactiques et pédagogiques.
 
Cela suppose qu’elle reconsidère ses relations avec les autres savoirs académiques, aussi bien qu’avec les savoirs civiques, religieux, juridiques et bien sûr technologiques depuis le contexte caractéristique du début du XXIè siècle, et tel qu’il aura découvert la terrible réalité de l’ère dite Anthropocène atqteignant ses limites. Mais c’est vrai de toutes les disciplines. Par exemple, l’étude de la langue, à l’époque de Google, doit être repensée de fond en comble – des niveaux supérieurs aux niveaux primaires.

Toutes les disciplines académiques sont critiques en cela même : une académie doit constituer et garantir ces espaces critiques, où la philosophie doit co-animer le débat critique tel qu’il déborde toujours les limites disciplinaires. Pour en saisir la portée dans la conscience insciente de l’ère Anthropocène, il faut étudier ce qui est appelé dans La technique et le temps le double redoublement épokhal, qui est une manière de dire avec d’autres mots ce que décrit Lotka en 1945, et en utilisant le concept de système technique de Bertrand Gille.

Gille montre dans ses Prolégomènes à une histoire des techniques que toute société est basée sur un système technique, et que celui évolue, très lentement au début de l’hominisation, puis, après le Néolithique, par à-coups, puis très rapidement. Ces changements techniques provoquent des désajustements avec ce que Gille appelle les systèmes sociaux – institutions, droit, économie, langage, etc. Et il montre que la modernité industrielle constituera l’État-Nation pour organiser leur réajustement.

C’est aussi en vue d’organiser cet ajustement que sont mis en place les systèmes modernes d’éducations nationales – tandis que la recherche scientifique participe à un nouveau stade et à une nouvelle dynamique de l’exosomatisation, dans un contexte de guerre économique où l’innovation est devenue l’impératif. Aujourd’hui dans le double contexte de l’ère Anthropocène arrivant à ses limites et de la numérisation ayant engendré une disruption généralisée telle que les savoirs y sont remplacés par des calculs, et où même les scientifiques se trouvent prolétarisés, c’est à dire soumis à des systèmes dont ils ne savent plus comment ils fonctionnent, c’est tout le système académique qui doit être repensé en vue de réarticuler systèmes techniques et sociétés.

Cette situation nous confronte à un nouveau « conflit des facultés » au sens où Emmanuel Kant en avait formulé la question à son époque – ce qui sera à l’origine de la modernisation accélérée de l’Allemagne au XIXè siècle –, et où il remet en cause l’héritage de l’université de Bologne, fondée en 1088, et qui constituera, à partir de 1158, par l’indépendance que garantit aux clercs et à l’université l’authentica habita promulguée cette année là par l’empereur Frédéric Barberousse, engendrera, avec Oxford, puis avec la Sorbonne, le modèle dont Kant propose la réforme dans Le conflit des facultés.

En Allemagne avec l’université de Berlin – créant la faculté de philosophie dans le sillage de l’ouvrage de Kant, ce qui sera à l’origine des facultés de sciences – , en France avec l’École normale supérieure, créée par la Convention, puis avec les Grandes écoles créées par Napoléon, puis à travers la politique éducative et scientifique de Jules Ferry, et dans tout le reste de l’Europe, l’université sera mise au service de la modernisation industrielle, et donc de l’économie, et donc du développement de la technologie, mais toujours sous le contrôle des États.

Depuis que s’est concrétisée l’hégémonie de la pensée néolibérale, puis ultralibérale, et à présent libertarienne – qui combine l’ultralibéralisme de la « révolution conservatrice » avec les technologies disruptives prolétarisant l’État lui-même, et désintégrant littéralement le tissu conjonctif politique qu’entretenait l’éducation du skholeion depuis la Grèce ancienne (cf. Henri-Irénée Marrou) –, l’université est largement en voie de privatisation, c’est à dire aussi de défonctionnalisation et de refonctionnalisation (de redéfinition de ses fonctions). En France, des tentatives plus ou moins malheureuses de se conformer à ce nouveau modèle échouent régulièrement, conduisant à l’effondrement d’une culture académique qui fut durant des siècles un modèle, et qui est littéralement saccagée. C’est le résultat de ce dont Jean-François Lyotard avait vu venir la vague il y a quarante ans dans La condition postmoderne.

Le suivisme en cette matière est calamiteux pour la France et plus généralement pour l’Europe : c’est en grande partie parce que l’Europe ne l’a pas compris qu’elle n’est plus l’Europe – elle devient une colonie en voie de sous-développement, dont la question est pour beaucoup de savoir si elle demeurera dans le giron américain (avec ou sans l’OTAN) ou bien si la Chine finira par se l’approprier elle aussi. Je continue cependant moi-même d’espérer en un « réveil » de l’Europe – et c’est aussi ce qui anime les travaux de l’Institut de recherche et d’innovation[10], de pharmakon.fr[11] et du collectif Internation[12] et de l’AAGT. Un tel réveil ne pourra cependant passer que par une réinvention originale de ses systèmes académiques et de ses universités.

Tenter de penser ces questions, c’est avant tout tenter de reconsidérer ce qu’il en est du savoir au XXIè siècle, à la fois quant à sa « production » (quant aux institutions scientifiques – au sens large du mot science, irréductible au mécanicisme computationnel et borné actuellement ultra-dominant), et quant à sa transmission, et cela, à une époque où le savoir est requis pour « sauver l’humanité »[13] de ce qu’a engendré un pseudo « savoir » frelaté, transformé et dénaturé en information, c’est à dire en modèles de calculabilité – la valeur même de ce savoir s’en trouvant mise en question (c’est ce que l’on appelle la postvérité).

Une idéologie absolument calamiteuse mais parfaitement en phase avec les objectifs court-termistes du negotium hautement financiarisé a en effet finit par imposer la doxa selon laquelle la calculabilité intégrale est la condition de la science, et plus généralemrnt de toute forme de savoir. Or, c’est tout au contraire son ouverture à ce qui dépasse toujours tout calcul qui fait qu’un savoir sait, c’est à dire aussi fait, et fait en sorte de lutter contre l’entropie. C’est ce qu’Alfred Whitehead appelait la fonction de la raison.

Ce qui aura surgi au XVIIIè siècle de « l’esprit des Lumières » en Europe et en Amérique procédait à la fois de l’Humanisme, de la Réforme, de la Contre-Réforme et des Académies issues de la République des Lettres que l’imprimerie rendit possibles, avec la multiplication consécutive des bibliothèques, puis l’apparition des Gazettes. Ainsi de l’Académie de Dijon au concours de laquelle Jean-Jacques Rousseau répondit.

Pourquoi la réticulation numérique n’aura-t-elle pas engendré un renouveau du système académique issu de l’académie de Platon, en passant par celles de Dijon et par les Universités et les Facultés telles qu’elles seront apparues et se seront transformées au cours du dernier millénaire ? Parce que l’exosomatisation a « horreur du vide », et parce que la philosophie a laissé cette place vide. Il est temps de se réveiller.

On doit se poser ces questions au moment où la place et le rôle des savoirs et de leur institutions – dont la famille est une occurrence – sont au cœur des enjeux vitaux qui s’imposent à la fin imminente de la très courte ère Anthropocène désintégrée par sa viralité. Que peuvent l’académie, l’université et leurs savoirs dans l’ère Anthropocène ? Et que savent-ils de cette ère ? Ainsi s’impose la tâche de penser l’avenir de ce qu’il faut regarder comme le système académique en tant que système social au sens de Bertrand Gille – dans le sens où depuis le XIXè siècle, on ne peut séparer la formation disciplinaire des enseignants du primaire et du secondaire (et à travers eux de leurs élèves) des recherches et des cursus dans l’université.

Le système académique, tel qu’il s’est mis en place en France à la fin du XIXè siècle (et de façon plus ou moins similaire dans le monde entier), doit être considéré  d’abord comme ce qui constitue la réalité institutionnelle du double redoublement épokhal, et plus particulièrement, comme le second temps de ce double redoublement – le premier étant celui d’un choc technologique provoqué par l’exosomatisation.

Toute société humaine est antée sur un système technique qui entre régulièrement en transformation. A partir de la révolution industrielle, cette transformation est suscitée systémiquement par la guerre économique que se livrent les capitalismes industriels nationaux. A chaque fois que le système technique se transforme à cette échelle systémique, les ajustements qui s’étaient établis auparavant entre lui et les systèmes sociaux sont mis en question, ce qui provoque dans un second temps une reconstitution noétique, qui s’approprie le nouveau système technique en constituant de nouveaux savoirs – dans le champ académique comme dans les pratiques empiriques caractérisant ce qui constitue en cela une épistémè.

Tout le système académique, qui a été élaboré d’abord à partir des fondamentaux de la philosophie occidentale, gréco-romaine puis chrétienne, puis à partir de la philosopie moderne et de ce que Marx appelait l’idéalisme allemand, est fondé sur refoulement de la question de la technique – que L’idéologie allemande posait en revanche comme son point de départ.

À partir de la société industrielle, le système académique doit former sur la base de ce refoulement acritique des producteurs, capables de tenir divers rôles dans la production – depuis le prolétaire jusqu’au chef d’entreprise en passant par l’ingénieur et le banquier – : il faut former une « élite de la nation ». Ce qui est vrai de la production l’est aussi de l’armée, du droit, du soin, des arts, etc, qui doivent adopter l’évolution technologique désormais constante. L’assignation du système académique à cette tâche de former des producteurs était auparavant assumée par les corporations.

Par ailleurs, il faut alors former aussi une citoyenneté garantissant aux capitalismes nationaux une unité nationale qui n’est pas seulement métropolitaine. En France, pour Ferry, c’est un enjeu primordial, et c’est un enjeu colonial et colonialiste : il faut ainsi produire l’unité de l’empire colonial, et non seulement cela : il faut unifier les régions du territoire national et réduire les « particularismes », l’« universel » étant l’opérateur de ce qui cependant prépare l’homogénéisation des marchés, comme le soulignera Gilles Deleuze.

De ces nouveaux agencements et de la façon dont ils émergent, je voudrais esquisser ici des perspectives générales quant à leurs conséquences dans et comme l’ère Anthropocène, et en soulignant tout d’abord que le système académique en aura été de façon évidemment insciente l’opérateur premier – en fournissant à l’industrie les bases mathématiques et physiques, mais aussi juridiques, économiques, symboliques, etc., de la « rationalité » du développement. Il en résulte qu’aujourd’hui s’impose dans le contexte « postvéridique » un sentiment sinon de vanité, du moins d’inefficience, de discrédit et de malaise fondamental dans le système académique – à l’école, au collège et au lycée comme à l’université.

Ce malaise est d’abord engendré par un état de fait tel que les industries de programme (audiovisuels aussi bien qu’algorithmiques) sont entrées en concurrence avec les institutions de programme qui forment le système académique, ce qui fait que, d’une part, les enfants et adolescents n’ont plus la disponibilité attentionnelle requise pour être à l’écoute, et d’autre part, mais c’est moins communément admis – et c’est évidemment difficile à dire et à faire admettre –, les enseignants sont eux-mêmes massivement affectés par cette concurrence. C’est tout aussi vrai des parents (et ceux-ci ne supportent pas toujours qu’on le leur dise), des fonctionnaires, du personnel politique, des ingénieurs, etc.

Il en résulte un affaiblissement toujours accru de l’attention, c’est à dire, en conséquence, de la responsabilité – et c’est aussi cela que dit Greta Thunberg à ses générations ascendantes. De fait, tout le problème est que ce qui se passe dans le champ académique au sens le plus large, à la fin de l’ère Anthropocène, est devenu illégitime – la légitimité de l’académie s’étant dissoute sous l’effet de technologies analogiques et numériques dont la mise en œuvre est totalement soumise aux industries de programmes, cependant que l’on demande toujours plus aux institutions de programmes de s’adapter à ces industries et à leur modèles informationnels et communicationnels, c’ets à dire : de se soumettre à leurs programmes.

En cette période terminale de l’ère Anthropocène, le savoir, sa nature, son évolution et les conditions de cette évolution, tout cela a profondément muté en particulier au cours des trente dernières années. Cela s’était annoncé depuis très longtemps, et en particulier par un processus d’accélération qui est aussi définitoire de l’Anthropocène, et c’est pourquoi il convient de faire de nos jours une critique épistémologique de l’ère Anthropocène[14] – qui devrait être une hypecritique, en cela qu’elle devrait discerner en les exhumant les refoulements épistémologiques des conditions de toute critique.

Nous appelons études digitales cette hypercritique. Les études digitales consistent en une reconsidération des digits, à la fois comme doigts qui fabriquent et comme nombres qui comptent, dans toute l’histoire des savoirs humains – et en cela, les études digitales revisitent l’histoire des savoirs depuis et comme l’histoire de l’exosomatisation engagée au paléolithique ancien ;

. une critique des technologies digitales de l’information fondées sur une théorie de la calculabilité (la machine de Turing) sauvagement appropriée par la théorie de l’information, qui ont de nos jours totalement bouleversés et finalement stérilisés les savoirs sous toutes leurs formes, et qui ignorent absolument les questions posées par Lotka et plus généralement par l’exosomatisation, tout en ayant une compréhension tout à fait insatisfaisante de l’entropie ;

. une refondation de l’informatique théorique sur des bases tout à fait nouvelles, fondée sur la problémétisation des limites de la calculabilité et de la théorie de l’information, et sur cette base, sur une critique des limites des réseaux computationnels ;

. une étude épistémologique des conséquences de la digitalisation des disciplines – telle que théorisation de l’observation instrumentale en physique (de la mécanique quantique à l’astrophysique), transformations du langage par les technologies du « capitalisme linguistique », redéfinition des corpus archistiques en histoire du fait de la digitalisation des archives, etc. ; ici, ce sont les transformations des fonctions et des facultés noétiques (intuition, entendement, imagination et raison) telles que les connut Kant, ainsi que de leurs rapports, qui sont en jeu et constituent le point de départ épistémologique pour chaque discipline.

Seule une telle critique de l’actuelle digitalisation depuis un point de vue globale sur l’exosomatisation permet d’espérer la reconstitution d’authentiques savoirs faisant du stade actuel de l’exosomatisation digitale la possibilité d’une renaissance des savoirs – dans les établissements de recherche, les universités et les lycées, collèges et écoles.

La guerre économique pour le contrôle et l’exploitation de l’innovation a conduit à ce que l’on appelle aujourd’hui la disruption telle qu’elle prend de vitesse tout le monde, c’est à dire tout ce qui fait un monde –les parents et les enseignants, tout à fait désarmés, aussi bien que les laboratoires les plus avancés de la recherche scientifique : ceux-ci ne peuvent plus que suivre ce que font les disrupteurs pratiquant eux-mêmes, en permanence et à tâtons, la « correction de trajectoire » des processus qu’ils déclenchent sans savoir précisément eux-mêmes ce qu’ils vont engendrer (on appelait cela autrefois des apprentis sorciers, et aujourd’hui des « innovateurs »).

Dès lors, le double redoublement épokhal n’engendre plus le second temps noétique qui est pris de vitesse. Cette situation, qui est caractérisée par des hyperboucles et des métaboucles de rétroaction se produisant à un rythme toujours plus foudroyant pose le problème d’une reconsidération de la récursivité dans un système ouvert exosomatique.

Cette situation s’est installée avec le world wide web, mais elle n’a été ressentie et problématisée que depuis peu – il y a moins de dix ans – , et elle fait que dans un nombre sans cesse croissant de domaines, il est devenu presque impossible à un enseignant dans un collège ou dans un lycée de mettre en œuvre des prescriptions pertinentes qui lui auraient été transmises dans sa formation académique : il s’agit de réalités qui n’existaient tout simplement pas au moment où lui-même fut enseigné, et qui font désormais l’essentiel du processus de transformation en cours affectant les enfants et les parents comme les enseignants – et par rapport à quoi tous ceux-ci sont démunis, comme le sont les Gouvernements, le Secrétaire général de l’ONU et la direction de Google.

La technique en général est un pharmakon. C’est pourquoi l’exosomatisation pose le problème du double redoublement épokhal. Lorsqu’une nouvelle technique apparaît, elle est toujours toxique parce qu’elle menace toujours la société où elle apparaît : c’est le temps du poison. Le second temps du double redoublement épokhal, c’est ce qui transforme ce poison en remède, c’est à dire en art de vivre, en tekhnè tou biou sous ses plus diverses formes : en savoirs.Dans l’antiquité, l’éducation — comme apprentissage, comme exercice — consistait à prendre soin, soin de soi-même : de son corps, de son âme. La technique de formation à cette attention de soi se présente tout d’abord sous l’aspect de la formation scolaire qui est toujours assujettie à l’ordre de la lettre. La question du soin reste-t-elle ouverte pour vous aujourd’hui

Canguilhem, posant . Qu’est-ce que dit Canguilhem ? Il dit que lh’homme est cet être qui a « le pouvoir et la tentation de se rendre malade » parce qu’il est technicien, se rendant malade par la technique, se demande pIl dit par exemple pourquoi il faut faire de la biologie. Réponse : parce qu’il faut prendre soin du pharmakon. Il n’emploie pas lea mot pharmakon, mais il dit que nous, les âmes noétiques (les âme sensitives et végétatives n’ont pas besoin de biologie), nous avons besoin de la biologie, c’est-à-dire du savoir, c’est à dire de la noèse sous toutes ses formes (de la cuisine à l’art, en passant par la philosophie, les mathématiques, le sport, etc.tout). La biologie concerne le savoir qu’une vie technique a d’elle-même – cf. le début de La connaissance de la vie.

La place de la philosophie est toujours située à un stade du processus que constitue la biosphère, au sein de laquelle l’hominisation fait émerger il y a trois millisons d’années l’exosomatisation et avec elle la technosphère. Tenir sa place, pour la philosophie, aujourd’hui, au lycée comme à l’université, ce serait d’abord repenser l’enseignement de la technologie, et cela, non pas pour dire que ce sont les philosophes qui doivent donner cet enseignement, ni dire en quoi il doit consister, mais pour le problématiser à la fin de l’ère Anthropocène, et pour argumenter les conditions dans lesquelles il conviendrait de promouvoir la création d’une agrégation de technologie ou de quelque chose d’équivalent, et peut-être de meilleur que l’agrégation – et donc une formation universitaire de professeurs de technologie pour les écoles, les collèges, les lycées et les univesités elle-mêmes. Alors ce n’est peut-être pas une agrégation et peut-être faut-il supprimer l’agrégation (ce n’est pas ce que je pense). Je suis prêt à discuter de tout là-dessus. Les agrégés n’y sont pas tellement prêts (moi je ne suis pas agrégé). Ce que je crois c’est qu’étant donné que l’agrégation c’est un concours pour vérifier l’acquisition, le savoir qui a été accompli au cours d’un cursus qui commence très tôt, dès le lycée, même avant au collège, il faudrait qu’il y ait quelque chose de ce type là sur la technologie. Pour pouvoir faire cela, il faudrait développer les éudes digitales [15], qui s’appuient elles-mêmes sur une organologie générale[16].

L’école de demain doit produire non pas de bons employés adaptables à une tâche prédéfinie par un système de production massivement automatisé, mais des critiques : des travailleurs qui soient capables de critiquer l’économie pour amener celle-ci à produire mieux (et en utilisant au mieux l’automatisation), c’est à dire de manière plus économique. « Plus économique », dans l’ère Anthropocène, cela veut dire : réduisant l’entropie, augmentant la néguentropie, ce qui est la fonction de tout savoir.  Et la fonction de la critique est ici d’augmenter les potentiels néguentropiques des savoirs.

Au moment où la disruption se mettait en place (au début des années 1990), les rapports du GIEC commençaient à révéler l’extrême gravité de la situation dans la biosphère, et l’immense responsabilité qu’a le monde économique quant la transformation de cet état de fait. Il s’agit désormais de faire en sorte que le monde économique soit capable d’augmenter son potentiel de lutte contre l’entropie, et de diminuer corrélativement sa production d’entropies thermodynamiques, biologiques et informationnelles. Pour cela, il faut repenser la place du savoir dans l’économie, le sens même de celle-ci, et la fonction du système académique dans cette tâche.

L’enjeu est de revaloriser les savoirs et d’engager un vaste processus de déprolétarisation – la « prolétarisation » désignant ici d’abord la perte de savoir, qui affecte désormais toutes les activités humaines, sciences comprises, dont l’état de fait était déjà l’enjeu de La condition postmoderne comme « mise en extériorité du savoir par rapport au sachant ». Il faut que l’école apprenne à former à nouveau des producteurs sachants et savants, c’est à dire dotés de savoirs, et non seulement de compétences, et sachant en cela lutter contre l’entropie – collectivement, et en transformant les modèles industriels liés à la prolétarisation.

Comment préparer l’école, le collège, le lycée, l’université et les grands établissements scientifiques à lutter contre l’entropie ? Telle est la question. La première condition, c’est de revaloriser la technique dans l’enseignement, d’en reconsidérer en profondeur la place dans l’école, le collège et le lycée, dans toutes les disciplines, et d’abord en histoire et en géographie, à travers lesquelles il convient de requalifier le rôle de la technique dans la constitution de la biosphère devenant technosphère : il faut former les nouvelles générations et leurs professeurs aux concepts de Vernadsky, ainsi qu’à la préhistoire et à l’archéologie de Leroi-Gourhan, à la biologie de Lotka, à la thermodynamique en physique, en chimie, en biologie, aux mathématiques des systèmes dynamiques – etc.

Il faut en outre profondément modifier les enseignements de philosophie en sorte que celle-ci intègre ces questions dans sa reconstitution et son enseignement de l’histoire de la philosophie – par exemple en intégrant Vygotsky, Meyerson, Havelock, Ong, Vernant et Vidal-Naquet (quant à ceux-ci, pour ce qui concerne l’antiquité grecque).

Cela signifie revaloriser l’enseignement de la technologie en constituant un véritable programme universitaire d’étude et d’enseignement en vue de former des professeurs et d’organiser des concours appropriés. Ces professeurs de technologie devraient avoir étudié très précisément les techniques et leurs dynamiques curatives et toxiques des points de vue de la préhistoire, de l’ethnologie, de l’ethnographie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie, du droit, de l’économie et de la philosophie critique. Ils devraient aussi avoir acquis des capacités pratiques, et les pratiques des savoirs manuels devraient être revalorisées dans un sens qui devrait s’inspirer des travaux que Richard Sennett mène depuis plus de dix ans – en référence à Hannah Arendt.

En outre, la philosophie devrait être enseignée sur trois ans – comme c’était le cas autrefois en Italie, où l’on commençait par enseigner l’histoire de la philosophie dès la seconde – , cependant que la philosophie devrait travailler étroitement avec la technologie, aussi bien qu’avec les sciences de l’homme et de la société. Celles-ci, telles qu’elles sont apparues dans la seconde moitié du XIXè siècle avec Émile Durkheim, n’ont absolument pas été intégrées dans l’enseignement secondaire, et c’est d’autant plus incompréhensible qu’elles permettent de considérer rationnellement les traits spécifiques des sociétés contemporaines.

Il faudrait introduire de tels changements non pas par des décrets ou des lois nouvelles, mais en déclenchant des démarches d’expérimentations qui devraient s’opérer à travers ce qu’à l’Institut de recherche et d’innovation, nous appelons des territoires laboratoires (dont le Territoire Apprenants Contributif de Plaine Commune), d’une part, et d’autre part, en mobilisant des écoles de formation des maîtres (ESPE) avec lesquels on commencerait à introduire, au collège et au lycée, et sur des territoires d’expérimentation, les préconisaitons évoquées précédemment, ce qui veut dire qu’il y aurait aussi localement des universités qui se porteraient candidates pour former des maîtres sur ces différents registres – technologie, histoire, géographie, sciences de l’homme et de la société et philosophie repensées en fonction de ces questions, et des établissements secondaires qui se porteraient candidats avec les universités pour mettre en place ces dispositifs. 

Pour cela, il faudrait mettre en œuvre la méthode de la recherche contributive telle qu’elle a été esquissée en 2014dans le rapport du Conseil national du numérique Jules Ferry 3.0, cinquième partie : on y propose un appel à candidatures en vue de verser des bourses de thèses aux conditions suivantes :

. travailler sur ce que la technologie numérique des binary digits fait à sa discipline et sur ce que sa discipline pourrait apporter à une étude scientifique, épistémologique et épistémique des savoirs à l’époque de cette technologie désormais massivement mise en œuvre dans toutes les disciplines académiques comme dans toutes les pratiques sociales et individuelles, quotidiennes ou spécifiques ;

. mener ces travaux au sein d’équipes transdisciplinaires ;

. sur un terrain, et en y impliquant les habitants de ce terrain (ceux-ci pouvant être les élèves d’un collège, les travailleurs d’une entreprise, les étudiants d’un ESPE, les habitants d’un quartier, une association, etc.) ;

. publier et partager avec les membres de l’équipe transdisciplinaire et avec les habitants au fil de la recherche les résultats de ces travaux.

Cette méthode est actuellement mise en œuvre dans le cadre du Territoire apprenant contributif qui a été lancé en 2016 en Seine-Saint-Denis. Un groupe international de soixante chercheurs rassemblés dans le collectif Internation a proposé à l’ONU sa mise en œuvre sur de territoires laboratoires dans le monde entier – ce qui sera exposé en détail dans Bifurquer. Éléments de réponses à Antonio Guterres et Greta Thunberg, à paraître aux éditions Les Liens qui Libèrent.

[1] Sur ce point, cf. B. Stiegler, The Initial Trauma of Exosomatization, academia.edu
[2] L’Abreaktion freudienne doit être elle-même pensée à partir de Jacob von Uexküll, Alfred Lotka et Donal Winnicott.
[3] Maryanne Wolf, Proust et le calamar, précédé d’une préface de Bernard Stiegler, suivi d’un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler, éditions Abeille et Castor
[4] Sur ce point, cf. De la misère symbolique, col. Champs Essais, Flammarion.
[5] Sur ce point, cf. B. Stiegler, Nanjing lectures 2016-2019, Open humanities publishing.
[6] Ibid.
[7] Norbert Wiener, Cybernétique et société, Points
[8]
[9] Alfred Lotka, “The law of evolution as a maximal principle”, Human biology, Sepembre 1945.
[10] https://www.iri.centrepompidou.fr/
[11] http://pharmakon.fr/wordpress/
[12] https://internation.world/
[13] Cf. B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? t. 2 La leçon de Greta Thunberg, LLL.
[14] C’est l’enjeu de Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg, Les liens qui libèrent.
[15] Cf. https://digital-studies.org/wp/appel-aux-etudes-numeriques, Digital Studies. Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, édiito,ns FYP, Bernard Stiegler (dir.), et http://realsms.eu/
[16] Dont le concept, inspiré par la musicologie et par Canguilhem, a été développé systémtiquement depuis De la misère symbolique.

Page précédente : PODCASTS Page suivante : LIENS ARTICLES