Isabelle Raviolo

Isabelle Raviolo 400 (1)  Isabelle RAVIOLO

enseigne la philosophie dans deux facultés : Paris I Sorbonne, à Tolbiac, et ICP, Faculté de Philosophie, rue de Vaugirard.

Par ailleurs elle est apicultrice et cherche à installer des ruches sur les toits dans la ville.

Depuis 2019 elle est engagée dans le mouvement « X/R » ou Extinction/Rébellion, dans les « Jardins Partagés » et la Permaculture. 

CONFINEMENT, PETIT CONTE AVRIL 2020

« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant
les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ;
vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Jadis, à Hybripolis, un mal mystérieux se répandait. Il rongeait les habitants de la
cité. Eux qui avaient pour habitude de capitaliser, étaient soudain pris du désir de
donner. Leur « modèle » avait changé : ils étaient passés de Bill Gates à François
d’Assise. Et tandis que les GAFAN maigrissaient, les jardins partagés augmentaient :
les hommes se parlaient pour de vrai, s’embrassaient, s’aimaient. Plus de tablettes, ni
d’écrans interposés. Les plasmas fondaient, et la nature se régénérait. Oui, la machine
se grippait ; mais l’homme s’humanisait. Sous l’effet de ce mal, il reprenait chair,
découvrait la splendeur du précaire.
Wall Street, la BNP et le Crédit Lyonnais étaient affolés. Ils ne parvenaient pas à
trouver l’antidote, et les caisses se vidaient. Ils eurent recours aux experts. Le corps
médical constata que le virus provoquait une atrophie du lobe frontal inférieur droit,
en même temps qu’une augmentation du ventricule gauche. Sur le scanner, on voyait
les oreillettes palpiter. On était vraiment à deux doigts du krach boursier. Les
Hybrisois qui, jadis, vivaient au rythme de la monnaie, du profit, et d’une économie
mondialisée, distribuaient maintenant sans compter. Plus personne ne voulait
épargner. Les malades ne demandaient ni argent ni produits chimiques, mais de la
douceur, de l’amour et de la nourriture authentiques.
Les dirigeants et politiques, et les brillants hybriologues, n’étaient pas épargnés.
Le mal gagna tant et si bien que le monde finit par tourner rond. En perdant ses
pourcentages, le patron de Carrefour eut cette nuit-là des sueurs froides. Quand on
le vit au Resto du cœur, on sut qu’il était contaminé. On ne marchait plus sur la tête.
Les hommes avaient retrouvé leurs pieds, et le sens de la terre. Ils devenaient
cultivateurs, repeuplaient les campagnes, prenaient soin des arbres et des bêtes.
Le Ministère des Finances se mit alors sur le pied de guerre. Il déploya les forces
armées, une police secrète prête à contrôler les moindres faits et gestes. On isolait les
plus généreux. Mais le mal était contagieux si bien que les égoïstes les plus chevronnés
eux aussi cédaient. Ils ne voulaient plus rien s’approprier. Exit la propriété. Rousseau
ressuscitait. Smith devenait désuet. Des Discours aux Rêveries, le virus faisait naître une
irrésistible envie de virées, de promeneurs sans baladeurs. Les Hybrisois se mettaient
au vert. Finis les cartes de crédit, les comptes en rouge, et l’Oiseau bleu Twitter.
L’esclavage était aboli.
Si les ordinateurs s’éteignaient, les hommes se remettaient à marcher. Le mal avait
détruit les phobies, les murs, les politiques de sécurité. Au fur et à mesure qu’il
progressait, portes et fenêtres s’ouvraient ; les tables s’agrandissaient. Les hommes
ne pensaient qu’à échanger leurs énergies, leurs idées. Et leur cœur s’ouvrit si grand
que la ville fut rebaptisé Charipolis. Plus rien ne se vendait, ne s’achetait. L’amour
surabondait.
Aussi ce mal fut-il un bien : les habitants avaient compris qu’en donnant ce qu’on
ne possédait pas, on recevait au centuple, et l’on vivait en harmonie.
Isabelle Raviolo

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