Prenons soin du monde

« Il faudrait dire : ”Prenons soin du monde” »
Belinda Cannone.

Journal La Croix , 31 mars 2020   https://www.la-croix.com/ 

« Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir se confiner dans des lieux et des conditions agréables, ni n’a toujours la ressource de la rêverie constructive… Nous ne sommes pas égaux devant le confinement. »

Les oiseaux s’en fichent. J’observe les mésanges sur la haie d’en face, parfois un merle ou une brune merlette – la nature ne sait pas. Événement planétaire, et les oiseaux, les arbres, le printemps l’ignorent… Ça me rassure. Il reste donc un monde extérieur d’où penser ce qui nous arrive. Car ce qui est frappant dans notre situation, c’est la perte de l’extériorité. On sait que pour réfléchir et comprendre il vaut toujours mieux adopter le «point de vue de Sirius », celui du Micromégas de Voltaire. Et sans même se projeter si loin, les philosophes nous ont habitués à penser Paris depuis la Perse, l’Occident depuis la Chine ou les humains depuis les animaux… Extériorité féconde. Depuis quel ailleurs penser les significations d’un virus qui atteint la totalité de la planète ? Nous sommes orphelins d’une altérité car, comme l’avait souligné l’écrivain Henri Raynal dans une éloquente formule, nous sommes devenus «une île sans océan». Une pandémie nous le confirme. Au moins, puisque le temps a ralenti pour beaucoup d’entre nous, reste-t-il le recours à… l’intériorité. Justesse de la remarque de Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Alors, enfin,…

Dans le silence bienfaisant, soudain le bruit d’un tracteur. Un agriculteur passe dans le champ d’en face, dispersant on ne sait quel affreux pesticide. Je me dis à nouveau : « La nature n’en sait rien. » Chaque fois que je songe aux millions de confinés, j’éprouve une sidération, du fait de l’énormité de l’échelle : le monde entier affecté par le virus. Lire les journaux fait l’effet d’une sorte d’hallucination. La situation est d’autant plus inédite que jusqu’à ce jour, nos générations n’ayant pas connu la guerre, elles n’avaient pas l’expérience d’un fléau concernant tout le monde, indépendamment de sa condition sociale. Généralement, les maux s’abattent plutôt sur les plus démunis. Le virus ne fait pas de discrimination. Même si tous ne traversent pas ce moment de survie dans le même confort, chacun est affecté, chacun est menacé. L’intériorité n’est fructueuse que quand elle rejoint le point de jonction avec l’extériorité – quand elle va à la rencontre de l’univers. Alors, profitons de ce moment de rassemblement en nous-mêmes pour reconsidérer le monde que nous avons bâti et qui est cause de notre situation. Est-elle si bonne, cette économie financiarisée qui a progressivement mis à bas tous les communs (santé, éducation…) ? L’état des hôpitaux sur lequel on nous alertait depuis des années montre que non, scandaleusement non. Est-il bon ce monde d’hyperconsommation et d’hyperconnectivité qu’on nous avait donné pour inéluctable – fatal, plutôt –, où l’on ne respirait plus, se logeait à l’étroit, polluait la planète, exploitait les plus pauvres, dévastait la biodiversité, épuisait les ressources… ? Voilà que le virus nous signale que le modèle est exécrable, qu’il faut regagner en souveraineté, garder la maîtrise de ce qui nous est indispensable, et revenir à l’indispensable justement, contre le gâchis généralisé. Soudain le programme – nous réformer de fond en comble – serait presque enthousiasmant. D e u x p h r a s e s r e v i e n n e n t constamment dans les commentaires. La première : «Rien ne sera plus comme avant. » Chacun est conscient que nous ne pouvons pas retourner à la normale, car c’est cette «normalité » qui a provoqué le dérèglement du monde. Mais quand ce sera passé, ne retrouverons-nous pas notre habituelle apathie ? Rien ne sera plus comme avant: il ne faudrait pourtant pas qu’on en reste au vœu pieux, comme le « plus jamais ça », qui n’a jamais prémuni contre le retour de l’horreur. Commençons à y penser sérieusement. Jours étirés du confinement, projection inquiète dans l’avenir… Signe remarquable, mon petit agenda mauve, mon très précieux auxiliaire, est enseveli sous une pile de livres. Comme les pièces d’or pour Robinson sur son île, il a perdu toute utilité. J’ai gommé les rendez-vous, les réunions, je ne sais si je l’aurais dû: traces d’une vie alternative qui s’est « fantômisée ». En revanche, tout à l’heure, quand j’ai levé le nez de mon ordinateur et que j’ai aperçu sur la haie une minuscule forme blanche ailée, une sorte de libellule peut-être, j’ai éprouvé ce que Chesterton appelait une « gratitude mystique minimale ». Sentiment qui est maintenant mêlé. Comme il devient moins banal de voir des insectes volants, abeilles rares et hannetons disparus (les produits phytosanitaires ont eu raison d’eux), chaque bestiole, du simple fait qu’elle existe, éveille en moi un émerveillement modeste. J’éprouve en même temps l’inquiétude devant une beauté en sursis, au bord de l’évanouissement. Pendant combien de temps pourrons-nous encore jouir des êtres simples, arbres, plantes et animaux qui ont toujours entouré les hommes ? Rien ne sera comme avant : saurons-nous rendre le monde plus humain et à la nature son intégrité, demain, après le coronavirus ? Deuxième phrase de ces jours, celle qui clôt tous les échanges avec ces mots très doux : «Prenez soin de vous. » J’aime cette invitation entièrement tournée vers autrui : on n’y énonce même pas le « je » de « je vous embrasse », formule déjà bien gentille mais à présent hors de saison. Non, vous, prenez soin de vous. Pourtant, par nos temps de détresse, j’ai envie d’ajouter, allez, oublions-nous, nos aises, notre confort, nos tracas, refusons de nous goberger de ces plaisirs médiocres qui ont rendu la planète exsangue. Nous sommes en relation et nous dépendons les uns des autres, tous, reliés qu’on le veuille ou non. Maintenant il faudrait prendre l’habitude de dire : «Prenons soin du monde. »

 « La modestie du sublime »

Je ne l’avais jamais vécu en direct : la modestie du sublime. Ou encore, l’héroïsme modeste. Je sais depuis longtemps que l’héroïsme n’est plus lié aux hauts faits militaires, aux combats contre les monstres, aux traversées du désert. L’héroïsme, pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est un homme ordinaire, August Landmesser qui, seul parmi mille, ne fait pas le salut hitlérien le jour où Hitler vient visiter le chantier naval (la photo sur Internet est extraordinaire); c’est Germaine Tillion qui, à Ravensbrück, écrit un opéra-bouffe pour donner du courage à ses compagnes de détention et qui note sur de petits papiers tout ce qu’elle observe sur le fonctionnement du camp et qui pourra servir, plus tard; ce sont les Justes qui hébergent des Juifs au péril de leur vie et qui ne comprennent pas qu’on les félicite: ils ont fait si peu, ce qu’ils avaient à faire. Modestie de ces actes sans panache, justesse nécessaire de ces conduites grâce auxquelles le monde peut continuer d’être vivable – exactement : d’être civilisé. Aujourd’hui, tous ceux qui continuent d’assurer notre ravitaillement et les services indispensables, au péril de leur santé, le personnel soignant particulièrement en première ligne, nous montrent un héroïsme de cet ordre: celui qui passe par des gestes modestes destinés à sauver ou à permettre de survivre. Manière merveilleusement humaine de se hisser plus haut que soi-même. Tous nous le savons qui nous mettons aux fenêtres pour les acclamer et disons ainsi merci, pour leur courage et leur sens du collectif, à la caissière, au médecin et au facteur.

Belinda Cannone

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