CONFINEMENT, PETIT CONTE
Isabelle Raviolo : CONFINEMENT, PETIT CONTE AVRIL 2020
« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant
les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ;
vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Jadis, à Hybripolis, un mal mystérieux se répandait. Il rongeait les habitants de la
cité. Eux qui avaient pour habitude de capitaliser, étaient soudain pris du désir de
donner. Leur « modèle » avait changé : ils étaient passés de Bill Gates à François
d’Assise. Et tandis que les GAFAN maigrissaient, les jardins partagés augmentaient :
les hommes se parlaient pour de vrai, s’embrassaient, s’aimaient. Plus de tablettes, ni
d’écrans interposés. Les plasmas fondaient, et la nature se régénérait. Oui, la machine
se grippait ; mais l’homme s’humanisait. Sous l’effet de ce mal, il reprenait chair,
découvrait la splendeur du précaire.
Wall Street, la BNP et le Crédit Lyonnais étaient affolés. Ils ne parvenaient pas à
trouver l’antidote, et les caisses se vidaient. Ils eurent recours aux experts. Le corps
médical constata que le virus provoquait une atrophie du lobe frontal inférieur droit,
en même temps qu’une augmentation du ventricule gauche. Sur le scanner, on voyait
les oreillettes palpiter. On était vraiment à deux doigts du krach boursier. Les
Hybrisois qui, jadis, vivaient au rythme de la monnaie, du profit, et d’une économie
mondialisée, distribuaient maintenant sans compter. Plus personne ne voulait
épargner. Les malades ne demandaient ni argent ni produits chimiques, mais de la
douceur, de l’amour et de la nourriture authentiques.
Les dirigeants et politiques, et les brillants hybriologues, n’étaient pas épargnés.
Le mal gagna tant et si bien que le monde finit par tourner rond. En perdant ses
pourcentages, le patron de Carrefour eut cette nuit-là des sueurs froides. Quand on
le vit au Resto du cœur, on sut qu’il était contaminé. On ne marchait plus sur la tête.
Les hommes avaient retrouvé leurs pieds, et le sens de la terre. Ils devenaient
cultivateurs, repeuplaient les campagnes, prenaient soin des arbres et des bêtes.
Le Ministère des Finances se mit alors sur le pied de guerre. Il déploya les forces
armées, une police secrète prête à contrôler les moindres faits et gestes. On isolait les
plus généreux. Mais le mal était contagieux si bien que les égoïstes les plus chevronnés
eux aussi cédaient. Ils ne voulaient plus rien s’approprier. Exit la propriété. Rousseau
ressuscitait. Smith devenait désuet. Des Discours aux Rêveries, le virus faisait naître une
irrésistible envie de virées, de promeneurs sans baladeurs. Les Hybrisois se mettaient
au vert. Finis les cartes de crédit, les comptes en rouge, et l’Oiseau bleu Twitter.
L’esclavage était aboli.
Si les ordinateurs s’éteignaient, les hommes se remettaient à marcher. Le mal avait
détruit les phobies, les murs, les politiques de sécurité. Au fur et à mesure qu’il
progressait, portes et fenêtres s’ouvraient ; les tables s’agrandissaient. Les hommes
ne pensaient qu’à échanger leurs énergies, leurs idées. Et leur cœur s’ouvrit si grand
que la ville fut rebaptisé Charipolis. Plus rien ne se vendait, ne s’achetait. L’amour
surabondait.
Aussi ce mal fut-il un bien : les habitants avaient compris qu’en donnant ce qu’on
ne possédait pas, on recevait au centuple, et l’on vivait en harmonie.
Isabelle Raviolo
Fable philosophique en trois tableaux
« Souviens-toi que tu es un acteur dans un drame tel que
l’auteur l’a voulu : court, s’il le veut court, long s’il le veut long.
S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, même ce rôle-là
joue-le avec talent ; pareillement, si c’est un rôle de boiteux,
de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi de bien
jouer le personnage qui t’est donné, mais quant à le choisir,
cela dépend d’un autre. »
ÉPICTÈTE, Manuel XVII
(Trad. E. Bréhier revue par P. Aubenque, Paris, Bordas, p. 14).
I - INCIPIT TRAGŒDIA
Jadis, si je me souviens bien, la vie était un grand théâtre, une scène
d’automates ; nous y avions nos rôles définis, nos plis et nos replis. Avec
sérieux et certitude, nous avancions, à la pointe de la technologie. Et
tandis que nos corps devenaient chimiques, nos âmes s’asphyxiaient.
Nous parlions le globish.
Jadis, nous avions des écrans pour nous bercer. Et les cœurs se
fermaient dans l’ignorance béate d’un paradis cybernétique. Ô sorcières,
ô misère, ô buzz ! Le sirop avait un goût de fiel. Et nous dormions à poings
fermés. Parfois, c’est vrai, quelques fake news nous agitaient.
Jadis, nous menions des vies de rêve. Nous avions des emplois du temps
débordants, des quotidiens trépidants, des appareils dernier cri. Nous
voyagions. Avec des Iphones, nous accédions aux applis : Uber, MacDo,
UGC satisfaisaient nos moindres désirs. Parce que vous le valiez bien, little
brother veillait.
Sur une scène mondialisée, nous avions troqué notre liberté à l’idole
de la consommation. Oh les beaux jours. La servitude était certaine. Elle
portait les lourdes chaînes de nos compromissions. Nos accords tacites
étaient légion. Et dans l’aveuglement généralisé, le mensonge se
répandait telle une contagion.
« Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés
capitaux. »
*
Et le printemps nous apporta l’affreux rire de l’idiot.
Une miette a suffi pour tout enrayer, pour casser la mécanique des
machineries bien huilées. Ce n’est pas le nez de Cléopâtre, ni le grain de
sable dans l’uretère de Cromwell, mais un microbe invisible qui traverse
les lignes, passe de cour à jardin.
Aujourd’hui, les acteurs se sont retirés en coulisses. Les enfants du
paradis dans leur foyer.
La pantomime a pris fin. Nos costumes, masques de comédie, sont
rangés. Et le velours cramoisi se racornit.
Reste ce château de cartes effondré ; valets et dames jonchent les
planches, désarmés.
Un décor de Belle au bois dormant.
(Le metteur en scène est perdu.
Quel prince aura la clef ?)
Rois et reines sont nus.
Sans divertissements, les voici malheureux.
Leur masque ôté, ils sont redevenus ce qu’ils étaient
Des hommes pleins de misères.
*
Et derrière le rideau, vous entendez la vie remuer. Des soubresauts.
Aucun texte n’a été écrit. Elle doit improviser.
Trouver l’inspiration. Oui.
Nos échelles réajustées.
L’espace, le temps ne sont plus à l’extériorité. Les voici au-dedans,
confinés. Tels des enfants abandonnés soudain recueillis, ilsretrouvent un
chez soi oublié.
Un festin ancien où ils reprennent peut-être appétit.
II - È FINITA LA COMMEDIA
Passage d’un homme en combinaison. Il asperge la scène de gel
hydroalcoolique.
Le théâtre cherche des masques. Il va devoir les importer. Chacun reste
prostré ; se prépare à une danse macabre.
Commence une partie d’échecs. Sans portes ni fenêtres.
Tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude.
Notre histoire se répète. Peste, variole et grippe espagnole. SRAS, Ebola,
Zika, Covid-19. Acteurs de notre mondialisation. Ils traversent les
frontières sans règles ; au hasard, choisissent des figurants.
Vite ! Est-il d’autres vies ?
Pour le corps et l’âme, nous inventons des viatiques : la médecine et la
technologie. Oh ! La science ! Le progrès ! Nouvelle noblesse.
C’est la vision des nombres, des courbes, des graphiques.
Le monde marche. Pourquoi ne tourne-t-il pas rond ?
Sur LCI, l’information anxiogène fait l’unanimité. Une contagion.
La Faucheuse est passé par ici.
Elle repassera par là.
Qui l’a ?
(Vous aurez beau mettre une cuiller d’argile dans l’eau, tous les
gingembre, curcuma, piment de cayenne, rien n’y fera).
Des remèdes du docteur Knock alimentant l’infox, aux espoirs de
l’hydroxychloroquine du professeur Raoult, nous errons dans un vaste no
man’s land.
Et tandis que le télescope Hubble nous envoie ses derniers relevés sur
Alpha du Centaure B, nous voici défaits par un vivant minuscule que nous
comptions pour du beurre.
Une autre scène se dessine : une nouvelle géométrie dans l’espace ; un
temps indéfini. Nous allons à l’Esprit.
(Rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison).
Nous tenons désormais au présent que nous avions tant fui. En cette
zone étrange, un stalker pourrait nous guider. Lui seul en comprendrait les
lois. Où le rencontrer ?
L’abîme appelle l’abîme.
Qu’il faille soi-même écrire la pièce, improviser, est une gageure
certaine.
Ici et maintenant, les règles sont nouvelles, nous mettant au défi de
nous-mêmes, en repos dans une chambre. Tout le malheur des hommes…
Voici le professeur et l’écrivain confrontés à leurs confins, à cet abîme,
jadis occulté par les habitudes anciennes. Ils sont aujourd’hui désœuvrés.
Que reste-t-il de nos familières opinions, de toutes nos agitations ? Hier,
des tracas nous détournaient de penser, aujourd’hui nous sommes face au
silence de ces profondeurs, devant cette humaine condition que nous
avions voulu nier. Calico ne fait pas le poids devant notre vulnérabilité.
Bon sang, que le cœur de l’homme est creux.
*
III - E promessi sposi
Tu découvres aujourd’hui l’inanité des assurances, et des mondanités
– de toutes ces logorrhées qui revenaient à elles-mêmes pour s’y noyer.
Faim, soif, cris, danse, danse, danse.
Non, rien n’était réel dans ce champ de facticités. En te mettant à terre,
un virus te l’a rappelé.
Tu reçois au cœur le coup de grâce.
Dégrevé des réunions par milliers, notre agenda se vide ; ce présent
t’oblige à réinventer les heures, à composer la trame d’un espace élargi
aux dimensions de l’homme, au temps de la créativité.
Tu apprends la simplicité.
Sur le fil des gestes et paroles précaires, tu pressens les trésors d’un
monde intérieur, d’un univers si proche jusqu’alors déserté.
Tu éprouves d’autres attentions – le temps de la pensée, de la
méditation : le visage de la philosophie enfin démaquillée. Sa lumière
discrète.
Ta compagne de jeu, l’amie fidèle qui éveille en toi la vigile de l’esprit,
la joie d’être, et le désir de beauté.
*
Tenus à notre nudité, à cette nature même, la philosophie nous éclaire
sur cette voie. Alors que nous sommes au milieu d’une forêt obscure,
assoiffés, la voici, en sa droiture, mémoire de notre humanité. Homo
sapiens, m’as-tu oublié ? As-tu détourné ton regard de ma lumière ?
murmure-t-elle.
Que l’homme maintenant s’estime son prix.
Nouveaux « Œdipe », en nos cités modernes ravagées par le
coronavirus, nous devons nous crever les yeux pour voir notre réalité,
exiler notre conscience en un désert où nous sommes appelés à nous
convertir : nous détacher des idoles, abandonner nos malles pleines d’or,
aller seul vers le seul, recouvrer la noblesse de notre humaine fragilité :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un
roseau pensant. »
Cette pensée de Pascal traverse nos esprits en ce temps de confinement,
et elle n’est pas sans correspondance avec tout l’humanisme de la
Renaissance, et en particulier avec Le Livre du Sage (Liber de Sapiente) de
Charles de Bovelles, édité en 1511, par les soins d’Henry Estienne.
« Ne dégénère, ô homme, ni en pierre, ni en plante, ni en bête brute. Tu
es homme : demeure en l’homme. […] Tiens bon, ferme en ton assiette,
prenant appui sur ce qui est. Mange ce qui vit. Domestique ce qui est
animé. Sois maître de toi-même. » (C. de Bovelles, Le Livre du Sage, trad.
Pierre Magnard, Paris, Vrin, p. 201).
L’un des leitmotivs de cet écrit philosophique est de faire de l’homme,
par la sagesse, l’artisan de sa propre humanité. Au-delà de la formule de
Pic de la Mirandole qui, dans son De hominis dignitate (De la dignité
humaine) voyait en l’homme un modeleur et un créateur de soi-même
(plastes et fictor sui), Bovelles multiplie les titres empruntés aux métiers
d’art, pour faire du sage le plasticien de sa propre statue, celui qui, du
matériau de « l’homme naturel » façonne « l’homme cultivé ». Forme des
forme, matrice des espèces, l’esprit humain, sans sortir de lui-même, peut
connaître le monde par sa propre existence :
« Homme, selon la nature, tu es doué d’un œil capable de voir le monde,
mais incapable de te voir. Tu portes depuis le commencement ton regard
vers le monde : illuminé par l’étincelant flambeau de la sagesse, apprends
à regarder en toi-même. […] Aussi dois-tu au-dedans ôter de tes yeux la
taie qui les recouvre et les laver, afin qu’ils deviennent toute lumière et
voyants en tout sens. » (C. de Bovelles, Le Livre du Sage, trad. Pierre
Magnard, Paris, Vrin, p. 202).
Isabelle Raviolo