Espérons de garder ce que cette crise a de positif !

Anselm Jappe : “Espérons de garder ce que cette crise a de positif !”

France Culture, Par Emmanuel Laurentin, Rémi Baille et Fanny Richez

Coronavirus, une conversation mondiale
Pour le philosophe allemand Anselm Jappe, la crise sanitaire est une nouvelle preuve de la faiblesse de nos sociétés capitalistes et industrielles. Retomberons-nous dans les travers du consumérisme sitôt la crise passée ou au contraire saurons-nous tirer profit de cette prise de conscience ?

Aujourd'hui, le philosophe allemand Anselm Jappe, spécialiste de Guy Debord, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Sassari en Italie et auteur notamment de "La société autophage", se demande si la crise du coronavirus remettra en cause profondément la société capitaliste mondiale. 

La crise du coronavirus sonnera-t-elle le glas du capitalisme, entraînera-t-elle la fin de la société industrielle et consumériste ? Certains le craignent, d’autres l’espèrent. Il est bien trop tôt pour le dire. La « reconstruction » économique et sociale pourra se révéler tout aussi difficile que le moment de l’épidémie, sous d’autres aspects. 

Ce qui est sûr est que nous vivons, du moins en Europe, ce qui se rapproche le plus, depuis 1945, d’un « effondrement » - cet effondrement évoqué tant de fois dans le cinéma et la littérature dite « post-apocalyptique », mais aussi par la critique radicale de la société capitaliste et industrielle.  

Cependant, la gravité de cette crise de la société capitaliste mondiale n’est pas la conséquence directe et proportionnée de l’ampleur de la maladie. Elle est plutôt la conséquence de la fragilité extrême de cette société et un révélateur de son état réel. L’économie capitaliste est folle dans ses bases mêmes – et non seulement dans sa version néolibérale. Son seul but est de multiplier la « valeur » créée par la simple quantité de travail (“travail abstrait”, l’appelle Marx) et représentée dans l’argent, sans considération pour les besoins et désirs réels des êtres humains et pour les conséquences sur la nature. Le capitalisme industriel dévaste le monde depuis plus de deux siècles. Il est miné par des contradictions internes, dont la première est l’usage de technologies qui, en remplaçant les travailleurs, augmentent les profits dans l’immédiat, mais font tarir la source ultime de tout profit : l’exploitation de la force de travail. Depuis cinquante ans, le capitalisme survit essentiellement grâce à l’endettement qui est arrivé à des dimensions astronomiques. La finance ne constitue pas la cause de la crise du capitalisme, elle l’aide au contraire à cacher son manque de rentabilité réelle – mais au prix de la construction d’un château de cartes toujours plus vacillant. On pouvait alors se demander si l’effondrement de ce château adviendrait par des causes « économiques », comme en 2008, ou plutôt écologiques.  

Avec l’épidémie, un facteur de crise inattendu est apparu – l’essentiel n’est pourtant pas le virus, mais la société qui le reçoit. 

Que ce soit l’insuffisance des structures de santé frappées par les coupes budgétaires ou le rôle de l’agriculture industrialisée dans la genèse de nouveaux virus d’origine animale, que ce soit le darwinisme social incroyable qui propose (et non seulement dans les pays anglo-saxons) de sacrifier les « inutiles » à l’économie ou la tentation pour les États de déployer leurs arsenaux de surveillance : le virus jette une lumière cruelle sur les coins sombres de la société. 

Partout aussi les effets du virus montrent combien la situation de la classe profitante que constitue la bourgeoisie mondiale sera moins pire que celle des millions d’habitants des bidonvilles, des États faillis, des périphéries ou des classes les plus pauvres laissées à leur propre sort dans les centres capitalistes. Va-t-il aussi favoriser un assagissement collectif ? Personne ne le sait. Nombreux sont ceux qui font pourtant déjà l’expérience qu’il y a beaucoup de choses dont on peut se passer sans rien perdre d’essentiel. Moins de travail, moins de consommation, moins de déplacements frénétiques, moins de pollution, moins de bruit… espérons de garder ce que cette crise a de positif ! On entend beaucoup de propos raisonnables ces jours-ci, dans tous les domaines. Nous verrons s’ils sont semblables aux résolutions du capitaine Haddock lorsqu’il s’engage à ne plus boire du whisky s’il sort du péril présent. 

Emmanuel Laurentin, Rémi Baille et Fanny Richez

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