Faire Nation, ou faire naufrage

Marianne du 27 mars au 2 avril 2020

Dany-Robert Dufour

Pour le philosophe, en utilisant l’expression “faire nation”, Emmanuel Macron admet que l’Etat n’existe plus et qu’il faudrait le reconstruire. A qui la faute ?

Le 6 mars 2020, le président Macron, de sortie au théâtre avec son épouse, déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie. » Pourtant, le 12 mars, il annonce des mesures inédites de restriction de sortie « pour [nous] protéger contre le virus » et il enchaîne par cette formule : « Je compte sur vous toutes et tous pour faire nation au fond. » Il aurait dit : « J’en appelle à la nation », il aurait été dans son rôle. Surdité face aux alertes Mais « faire nation », comme on dit « faire l’acteur » ou « faire comme si », apparaît comme un aveu : il admet que la Nation n’existe plus. Certes, « au fond », comme il dit, c’est-à-dire tout bien réfléchi, il faudrait la reconstruire. Mais avec lui comme garant, ça risque d’être difficile, car il a largement contribué à la destruction de ladite nation depuis le début de son mandat. Par ses invectives déplacées. Par la fracture révélée par les « gilets jaunes » que son grand show baptisé « Grand débat national » n’a en rien apaisée. Par son obstination dans le plus long conflit social depuis des dizaines d’années, la grève contre une réforme des retraites mal ficelée, où les grévistes ont repris le chemin du travail la « rage au ventre » avec le soutien des deux tiers des Français. Par sa surdité face aux alertes lancées depuis des mois par les médecins et les infirmières qui ont dénoncé l’agonie de l’hôpital public en proie à une gestion comptable aveugle pratiquant le zéro-stock « superflu », le zéro-lit « inutile » et le zéro-personnel « en trop ». Or si ces personnels sont largement touchés comme c’est probable, qui prendra soin des centaines de milliers de cas à venir ? Macron connaît la loi d’airain de tout gouvernement depuis deux siècles : « Gouverner, c’est prévoir ». Or trois mois après le déclenchement de l’épidémie en Chine, alors qu’elle n’allait pas s’arrêter aux frontières de la France comme le fameux nuage de Tchernobyl, il est impossible d’acheter des masques, du gel hydroalcoolique et de se faire tester. J’en sais quelque chose puisque mon épouse, 70 ans, avec plus de 38 °C de température et une toux sèche, n’a pas été éligible au test et a dû rester confinée à la maison en faisant « comme si » elle avait le virus pendant quinze jours. Moyennant quoi, elle me l’a repassé, sans que je devienne pour autant éligible au test. Quand on sait que Taïwan a su mettre en place dès janvier toutes les mesures préventives et se retrouve aujourd’hui avec en tout et pour tout une quarantaine de cas sous contrôle. Ajoutons à cela que, dimanche 15 mars, il fallait que près de 50 millions de Français sortent voter pour assurer la « respiration démocratique » du pays et surtout ne sortent pas pour ne pas inspirer en même temps le virus. Certes, maintenant, « nous sommes en guerre ». Mais, quand la guerre est militaire, il faut des fusils et des canons. Sinon, c’est le casse-pipe. Et quand elle est sanitaire, il faut au moins des masques, du gel et des tests. Or nous n’en avons pas, ce qui se traduira par des montagnes de cadavres. On a beaucoup moqué la gestion soviétique effectivement terrifiante de Tchernobyl. On a beaucoup critiqué la gestion chinoise effectivement antidémocratique du Covid-19. Mais il va falloir que le néolibéralisme destructeur des services publics rende des comptes sur ce naufrage, sans se cacher derrière une Nation qu’il a défaite et fracturée. Macron le sait. D’ailleurs, là, il prévoit. N’est-ce pas parce qu’il tente déjà de déminer la colère d’une nation rassemblée contre lui et les siens qu’il avance qu’ « il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » ?

Philosophe, directeur de programme au Collège international de philosophie de 2004 à 2010.

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