Les chiffres nous gouvernent

LES CHIFFRES NOUS GOUVERNENT - MAIS SI LES CHIFFRES NE DISAIENT PAS TOUTE LA VÉRITÉ?

Café du Pont Neuf mercredi 16/9/09
Valérie CHAROLLES, 39 ans, est normalienne, énarque, économiste et philosophe. Elle a travaillé au ministère des Finances, au cabinet du ministre de l'Industrie et à Radio France, dont elle a été directeur financier. Elle officie actuellement à la Cour des comptes et enseigne les enjeux politiques à Sciences Po.

Elle est auteure de deux ouvrages:
- Le libéralisme contre le capitalisme, Fayard 2006
- Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité? Croissance, inflation, chômage, crise ... Fayard, nov. 2008

Son dernier livre donne du grain à moudre et des chiffres à déchiffrer…

Un des objectifs de nos RENCONTRES ET DEBATS AUTREMENT est de questionner les idées reçues, et c’est exactement ce que fait VALÉRIE CHAROLLES avec son livre. Il faut bien admettre que nous avons longtemps vécu dans une croyance quasi religieuse et une confiance presque aveugle dans les experts économiques et leurs chiffres considérés comme une vérité mathématique.

Il faut dire que cette croyance est fortement ébranlée depuis la crise des crédits hypothécaires aux Etats-Unis qui a contaminé le monde entier. Pourquoi les économistes ne nous ont pas alertés, pourquoi ils ne nous ont pas donné les moyens d’éviter cette crise ?

Aujourd’hui on parle beaucoup de MORALISATION des acteurs économiques, et cependant tout semble repartir comme avant sur les mêmes bases et selon les mêmes modèles économiques, y compris la CROISSANCE, qui est pourtant en train d’épuiser nos ressources naturelles. C’est le mérite de V. CHAROLLES de remettre en question nos modèles économiques et nos modes de calcul actuels. Mais comme elle est non seulement économiste mais aussi philosophe, elle va encore plus loin en questionnant les bases même de notre philosophie occidentale, à savoir la théorie kantienne de LA RAISON PURE et de LA RAISON PRATIQUE, avec son impératif catégorique qui a modelé la conscience occidentale. D’une part, la morale kantienne est principalement basée sur l’OBÉISSANCE aux LOIS. Or, pour Valérie Charolles, il n'existe pas de lois immuables, ni en économie ni ailleurs, car les lois sont conçues par les hommes.

D’autre part, dit elle, Kant - comme nous tous d’ailleurs - est le produit de son temps et a basé sa philosophie sur une séparation entre la NATURE et l’HOMME, avec DIEU comme grand horloger et architecte de l’univers. Mais aujourd’hui la nature est tellement transformée par l’action de l’homme que cette séparation n’a plus lieu d’être. Le monde est devenu une construction faite par la SCIENCE de l’homme. V. Charolles se demande : que ferait Kant aujourd’hui s’il était placé devant un ordinateur ? Il ne ferait rien, car ce monde virtuel créé par l’homme lui échappe complètement.
Ce monde transformé par l’homme - et non créé par Dieu selon la croyance de Kant et de ses contemporains - pose évidemment la question de la LIBERTÉ et des CHOIX, mais aussi de notre RESPONSABILITÉ. Dans ce monde façonné par l’homme, qui décide? Et comment? Comment agir sur les CHOIX DE SOCIÉTÉ au lieu de les SUBIR ? Voilà les questions qui nous concernent tous.

Aujourd’hui nous vivons dans une société où les CHIFFRES NOUS GOUVERNENT. Tous les politiques, toutes les institutions s’abritent derrière des chiffres, ceux du chômage, de l’inflation, de la croissance, du PIB.
Mais peut-on mesurer le réel et selon quels critères ?

Prenons l’exemple du PIB, du produit intérieur brut. Est-ce que la croissance du PIB tient compte de l’amélioration du niveau et surtout des conditions de vie des individus ? Est-ce qu’il tient compte de la réduction des inégalités ? Est-elle la seule échelle pertinente pour mesurer le succès en économie ? Lors de notre dernier débat avec , auteur de « », nous avons vu que le PIB ne mesure ni le travail gratuit – et pourtant le bénévolat se développe -, ni les travaux domestiques – donc votre travail à vous, Mesdames ! - parce que la seule mesure du PIB est l’argent.
Pourquoi ne pas utiliser p. ex. un indice de développement humain, qui existe, certes, mais est très peu reconnu.

Par ailleurs, est-il bon de toujours privilégier une croissance soutenue mais si destructive pour notre planète? Valérie Charolles plaide pour une “croissance soutenable » et un usage raisonné des ressources naturelles, et surtout pour une réflexion autour de nos modèles économiques et nos règles de calcul.

Et elle n’est pas la seule.
Dans le préambule du rapport Stiglitz – prix Nobel de l’économie – on peut lire : « notre appareil statistique a besoin d’une sérieuse révision. » Le mea culpa des économistes aurait-il commencé ?

Quand on voit ce qui se passe dans le domaine du travail – les suicides chez France TELECOM et avant chez RENAULT - ou encore ce qui se passe dans les Universités ou dans les Hôpitaux, on peut en douter. Le stress au travail – autant dans le secteur privé que public - devient général. Il suffit de se rappeller d’un livre récent, « L’OPEN SPACE M’A TUÉ », où deux jeunes auteurs décrivent leur expérience en entreprise dans ces bureaux où tout le monde épie tout le monde,
ou des témoignages des psychologues ou médecins de travail comme Christophe DEJOURS – « les suicides au travail, que faire ? » - ou Marie PEZÉ, auteure de « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ».

Un facteur essentiel de ce stress au travail est probablement que LA QUALITÉ aujourd’hui n’est plus mesurée que par LA QUANTITÉ. D’où l’émergence des PÔLES DE PERFORMANCE ou autres PÔLES D’EXCELLENCE, rentabilité oblige.
Le modèle de l’homme moderne est l’homme économique qui optimise sa méthode de travail dans le but de gagner plus ou de faire gagner plus à l’entreprise et aux actionnaires.

La question est : Est-ce que le modèle de l’homo oeconomicus doit rester le seul modèle dominant de notre société ? En d’autres termes, l’homme doit-il servir l’économie et se plier à tous les calculs de rentabilité optimale pour lesquels il n’est apparemment pas fait -
ou est-ce que c’est l’économie qui doit servir l’homme ?

Actuellement seule la valeur marchande de toute chose semble être prise en compte dans les modèles de calcul. Mais le facteur humain est beaucoup plus complexe et ne se laisse pas réduire au quantifiable et mesurable. Il faudrait donc se demander si les lois mathématiquement optimales, donc rentables, sont compatibles avec nos valeurs de citoyens et d’êtres humains.
Et c’est le mérite de Valérie CHAROLLES de nous conduire à ce genre de réflexions par son questionnement des chiffres et de leur vérité.

 

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