Réenchantons le monde

Sujet du Jeudi 18 Septembre 2008

RÉENCHANTONS LE MONDE

Notre invité: Bernard STIEGLER, philosophe, directeur de l’IRI au centre Georges Pompidou, fondateur de l’association ARS Industrialis, auteur d’ouvrages philosophiques, dont Réenchanter le monde, Flammarion, 2006
Très heureuse que vous soyez venus si nombreux pour dialoguer avec Bernard STIEGLER, preuve qu’on peut avoir une grande audience sans passer par la TÉLÉ-spectacle. J’ai d’ailleurs vu notre invité remplir des salles nettement plus grandes, p. ex. le grand auditorium du THÉÂTRE DE LA COLLINE où ont lieu les conférences –débats de l’association ARS INDUSTRIALIS dont il est le co-fondateur. Bernard STIEGLER est par ailleurs docteur en sciences sociales de l’Ecole des Hautes Etudes et actuellement directeur de l’IRI, l’Institut de Recherches et d’Innovation au Centre Georges Pompidou. En outre il parcourt l’Europe et le monde pour donner des conférences et écrit au moins un livre par an.
D’où lui vient cette énergie à revendre ? C’est qu’il est philosophe, et un philosophe pas très académique de ceux qui se contentent d’enseigner l’histoire de la philosophie, non, c’est un philosophe qui pense le monde contemporain avec les instruments de la philosophie qu’il a puisé aussi bien chez Platon ou Aristote que chez Kant, Heidegger, Derrida, Deleuze ou Saussure. D’ailleurs il a commencé à lire les philosophes en prison en s’interrogeant sur le sens de la vie et de SA vie. Et cette interrogation aboutit à ce qu’il appelle une « philosophie en acte » « PASSER A L’ACTE » est le petit livre, écrit en 2003, où il retrace son cheminement.
Mais cette question fondamentale sur le SENS nous pouvons tous la poser, et nous le faisons d’ailleurs dans les cafés-philo et lors de nos débats dans la cité. Platon fait dire à DIOTIMA que la philosophie est érotique, car basée sur un désir, le DÉSIR DE SAVOIR. Or le savoir fait défaut, il faut donc le conquérir, comme tout objet désiré fait défaut et doit être conquis.
Il s’en suit que tout le monde peut avoir cette VOCATION de la philosophie, à condition qu’il n’ait pas perdu le désir de savoir et de penser par lui-même.
Mais c’est là où le bât blesse. Avons-nous encore cette soif de comprendre, ce désir de connaître et d’interpréter notre monde ? Ou sommes-nous manipulés – souvent à notre insu – par les industries culturelles pour devenir de simples consommateurs passifs, au lieu d’être les acteurs de notre vie et du monde qui nous entoure ?
Si B. Stiegler déploie autant d’énergie pour nous sortir de notre léthargie face à ce monde qui va de crise en crise mais qu’on nous vend comme le SEUL MONDE POSSIBLE et sans alternative (THERE IS NO ALTERNATIVE), c’est qu’il y a urgence à réveiller les consciences. Car nos consciences, dit-il, sont devenus une marchandise. Et il en veut pour preuve la phrase emblématique de Patrick Le Lay, directeur de TF1,résumant l’objectif de son entreprise: « Notre mission consiste à capter le temps de cerveau disponible de nos spectateurs pour le vendre à Coca-Cola. »
Cela laisse perplexe tout comme les chiffres qui prouvent cette instrumentalisation des esprits :
Les Français passent en moyenne 3,5 H devant la TV.
98% des ménages sont équipés de téléviseurs. Certains ménages ont même une télévision par enfant. 61% des actes d’achat sont prescrits aux parents par leurs enfants.
Il y a donc aujourd’hui une canalisation systématique de notre libido, de nos désirs, par les industries du MARKETING.
L’inventeur du psychopouvoir du marketing est d’ailleurs le neveu de FREUD, Edward BERNAYS, qui dans les années 20 a expliqué au gouvernement américain comment manipuler l’opinion publique pour envoyer les Américains au front pendant la première guerre mondiale.
En fait l’énergie libidinale est à l’origine de ce qu’Aristote a appelé la PHILIA, à savoir l’amitié entre individus nécessaire pour vivre ensemble en société. Mais sous l’effet des industries de marketing la libido a cédé la place aux PULSIONS.
Allumer la TV peut devenir une pulsion tout comme le jeu vidéo, et ce qui est pire c’est on peut devenir addict de ces instruments de formatage. Ils nous enferment dans des comportements dont nous ne sommes plus maîtres.
C’est donc le constat d’une société composée de plus en plus d’individus DISSOCIÉS et passifs. Mais lorsqu’ils passent à l’acte c’est la catastrophe. Exemple :RICHARD DURNS qui a assassiné la moitié du conseil municipal à Nanterre en 2002 tout en expliquant dans son journal intime qu’il voulait au moins une fois dans sa vie avoir le sentiment d’EXISTER. B. Stiegler a analysé cet événement en le mettant en parallèle avec celui du 11 septembre 2001 dans son livre « AIMER, S’AIMER, NOUS AIMER »
Les Richard Durns qui ne se sentent plus exister mais seulement subsister sont nombreux.
Alors que faire pour « RÉENCHANTER LE MONDE «  qui est le titre de son livre paru en 2006, l’année de la fondation de l’association ARS INDUSTRIALIS ? Car il ne s’agit pas seulement de dresser un état des lieux flagrant. Un philosophe doit aussi être capable de penser le monde AUTREMENT, ce que fait B. Stiegler.
Quel sont les moyens de ce réenchantement du monde ? Il faut inventer und nouveau MODE DE VIE, un nouveau SAVOIR-VIVRE, nous dit-il.
Et ceci justement en s’ASSOCIANT comme remède à la DISSOCIATION voulue. Ex : les foires d’empoigne que sont devenues les entreprises, où règne la loi du chacun pour soi et de tous contre tous. Nous en avons parlé ici même avec Christophe Dejours, Antoine Darima, Corinne Maier et Jean Michel Carré avec son film « J’ai très mal au travail ».
 
Pour pouvoir nous associer il faut retrouver notre désir ou nos MOTIVATIONS profondes, à savoir la PHILIA au vrai sens du terme, à savoir l’amitié et le vivre ensemble qui sont basés sur la singularité de chacun, une singularité qui le protège du devenir grégaire et des comportements de masse.
Cette motivation profonde est aussi celle des AMATEURS, et B.Stiegler compte beaucoup sur l’AMATEURISME. Ce sont les amateurs qui font preuve d’un savoir-faire et d’une énergie enthousiaste souvent perdus dans notre société contemporaine
On les trouve cependant chez ces contributeurs bénévoles que sont p.ex. les anonymes qui écrivent pour WIKIPEDIA, afin de constituer cette immense encyclopédie universaliste dont rêvait DIDEROT.
En misant sur l’universalisme contre les EXPERTS, B.Stiegler plaide aussi pour la mise en commun des connaissances en associant les arts, les sciences expérimentales et les sciences humaines.
De même il s’agit de mettre à profit toutes les richesses des différentes cultures européennes pour développer une véritable CULTURE EUROPÉENNE au-dela d’un simple marché. C’est en ce sens qu’il a écrit ses deux tomes de « Constituer l’Europe ».
Nous ne pouvons que nous associer à ces chantiers pour le 21e siècle en annonçant le projet d’un café en anglais qui sera axé sur le problèmes de notre temps tout en faisant appel aux philosophes.
 
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