SARTRE, entre pensée et action

SARTRE – ENTRE PENSÉE ET ACTION
Le Dimanche 4 Juillet 2010
Sujet présenté par Britt

Si j’ai choisi de parler de la vie et de la philosophie de Sartre c’est qu’il me semble que la vie et la pensée de tous, y compris celles de Sartre, sont étroitement liées - ce qui apporterait de l’eau au moulin de la thèse de Michel Onfray qui prétend que la vie des philosophes déterminerait leur philosophie (voir sur ce point le précédent exposé sur la controverse ).
La philosophie de Sartre repose cependant sur la LIBERTÉ de l’homme, son libre arbitre, thèse totalement opposée au déterminisme.
Cette philosophie de la LIBERTÉ, l’EXISTENTIALISME sartrien définit l’homme par son action : « l’homme se crée au cours de sa vie par ses actes seulement », écrit-il, ou encore « JE SUIS CE QUE J’AI FAIT ET RIEN D’AUTRE ».
Aussi Sartre a refusé toute sa vie de reconnaître la psychanalyse en déclarant que « L’INCONSCIENT N’EXISTE PAS ». Ce qui ne l’a pas empêché de lire toute l’œuvre de Freud et d’écrire un scénario fleuve de plus de mille pages sur la vie de Freud pour le célèbre metteur en scène américain John HOUSTON qui le lui a commandé pour finalement faire un film à la sauce hollywoodienne que Sartre n’a jamais voulu signer de son nom.
 L’autre raison pour laquelle il me semble important de parler de Sartre aujourd’hui, c’est qu’il a pensé et mis en acte une philosophie de l’ENGAGEMENT, qui semble être passée de mode, alors qu’on en aurait bien besoin en temps de crise...
 
La VIE DE SARTRE (1905 – 1980) commence par deux faits déterminants - Sartre d’ailleurs ne parlerait pas de détermination mais de contingence :
« Nous sommes jetés dans la vie et condamnés à être libres », dira-il plus tard. Son père, Jean Baptiste Sartre, polytechnicien devenu officier de marine meurt (dès 1907) d’une mauvaise bronchite, laissant derrière lui son fils âgé seulement de 15 mois et sa jeune femme de 24 ans. Jean-Paul est donc « condamné » à une enfance sans père et un face-à-face avec sa jeune mère qui adore son fils, qui lui réciproquement adore sa mère. Il forme un couple fusionnel avec sa mère, Anne-Marie, qui se remariera seulement en 1917, et dès le décès de son beau-père qu’il déteste, il se réinstallera dans l’appartement de sa mère.
Le rapport de Sartre aux femmes s’explique probablement par ce couple fusionnel mère-fils – toute sa vie il vivra entouré de femmes, en appelant ses nombreuses liaisons des « rapports contingents » par rapport à la relation durable qu’il aura avec Simone de Beauvoir et qu’il appellera « nécessaire ».
C’est son grand-père maternel, Charles Schweitzer, homme de lettres, agrégé d’allemand et de confession protestante, qui l’arrache à la surprotection de sa mère. C’est lui qui se chargera de son éducation jusqu’à l’âge de dix ans en devenant son professeur particulier, avant qu’il n’intègre le lycée Henri IV à Paris en 1915. L’enfant Sartre plonge dans l’immense bibliothèque de son grand-père qu’il découvre émerveillé comme une caverne d’Ali baba, et dès l’âge de 8 ans il écrit sur ses cahiers d’écolier des pièces de théâtre pour marionnettes, des contes et des romans.
« J’étais écrivain de naissance et pour toujours », écrit-il dans son essai autobiographique LES MOTS, commencé en 1952 et publié en 1964, qui est en quelque sorte une auto-analyse, tout au moins des douze premières années de sa vie. On y trouve cette phrase emblématique: « Le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit ».
Malgré ses efforts pour se construire fils de personne, Sartre est bel et bien le produit de la bourgeoisie intellectuelle française. La haine de la bourgeoisie l’accompagnera toute sa vie et traversera toute son œuvre.
C’est aussi dans son enfance qu’il fera l’expérience déterminante de sa propre laideur: Un jour le grand-père l’emmène chez le coiffeur et lui fera raser ses belles boucles blondes, il en sera meurtri et écrira dans son journal « je suis laid comme un crapaud ».
Toute sa vie il détestera « le regard des autres »  sur lui. Dans HUIS CLOS, sa pièce de théâtre publiée en 1944, il y a d’ailleurs sa fameuse phrase : L’ENFER, C’EST LES AUTRES », qui n’est pas étrangère à ce problème du regard des autres auquel il est impossible d’échapper.
 
Après les années d’internat au lycée Henri IV il intègre l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris, où il rencontre beaucoup de ses futurs compagnons de route, des amis qui deviendront souvent des ennemis plus tard à cause de son engagement politique, comme Raymond Aron, Albert Camus ou Maurice Merleau-Ponty. C’est aussi la rencontre avec Simone de Beauvoir, de trois ans sa cadette, qu’il appellera son « Castor » (selon la traduction de son nom en anglais « beaver » = castor), qui sera agrégée de philosophie et professeur comme lui et avec qui il invente un modèle de couple inédit, d’abord un bail de deux ans renouvelable qui finit par perdurer toute leur vie. C’est un couple ouvert sans enfant. Chacun d’eux aura des liaisons qu’ils ne cacheront pas à l’autre. A eux deux ils inventent en quelque sorte la famille patchwork d’aujourd’hui, une composition de famille flexible et fluctuante avec en plus une fille adoptive, Arlette Enkaïm, intégrée plus tard (en 1965) dans leur relation.
 
Sartre sera toujours à la fois avant-gardiste et marginal. Son premier poste de professeur de philosophie sera en province, au HAVRE, alors qu’il avait postulé pour un poste de lecteur au Japon. Mais il fera en sorte que ses élèves se souviendront de lui. Il n’est leur aîné que de quelques années, et comme avec le castor, il invente avec eux mai 68 avant la lettre. Il bouscule les conventions, fume la pipe, autorise la cigarette en classe, emmène ses élèves dans des clubs de jazz, aux matchs de boxe, au cinéma et même au bordel, il discute avec eux dans les bistrots, les initie à la littérature américaine contemporaine, bref, il pratique une pédagogie de l’éveil.
 
C’est Raymond Aron qui lui fait découvrir la phénoménologie d’Edmund HUSSERL (1859-1938) pendant ces années havraises. C’est aussi sur son conseil qu’il demande et obtient une bourse pour passer un an à la maison française à BERLIN en septembre 1933. Hitler est au pouvoir depuis janvier 1933. Mais Sartre est si absorbé par l’étude de la phénoménologie de son grand maître Husserl (qu’il qualifie à cette époque de génie) qu’il reste sourd au bruit des bottes. Confiné à la maison française de Berlin, il reste impénétrable aux discours de Goebbels, aux manifestations de masse, aux agressions des magasins juifs par les bandes de SA et de SS qui défilent dans les rues. Celui qui deviendra l’écrivain engagé de 1945 reste complètement aveugle pour son environnement et ne vit que pour ses études. Il est possible qu’il ne parle pas assez l’allemand pour comprendre ce qui se passe autour de lui. Néanmoins Sartre donne à cette époque berlinoise l’image du philosophe dans sa tour d’ivoire.
 
De retour au Havre en 1934, il envoie un manuscrit aux éditions Gallimard « Factum sur la contingence » - qui, retravaillé, deviendra plus tard LA NAUSÉE. Mais son manuscrit sera refusé. Sa réflexion sur l’individualisme radical ne reçoit aucun écho. En ces années d’avant-guerre, Sartre vit en décalage complet avec son époque imprégnée des grands cadres idéologiques du fascisme en Allemagne et du socialisme en URSS, de l’espoir en l’homme nouveau à l’Est et l’Espagne Républicaine à l’Ouest.
C’est seulement en 1938 que Sartre voit enfin son rêve réalisé. Avec la publication de son roman LA NAUSÉE il devient enfin auteur. Suit en 1939 un recueil de nouvelles, LE MUR, dont la plus célèbre est L’ENFANCE D’UN CHEF.
A la déclaration de la guerre, il devient soldat météorologiste, puis prisonnier jusqu’en 1941, il quitte son camp de prisonnier grâce à un faux certificat médical. En 1943, sous l’occupation, LES MOUCHES, sa première pièce de théâtre, sera créée au théâtre de la Cité à Paris, une pièce sur la liberté. «Dans les Mouches je voulais parler de ma liberté d’homme, et surtout de la liberté des Français occupés devant les Allemands», écrit-il. Puis sort son opus magnum philosophique de 722 pages, L’ÊTRE ET LE NÉANT, avec cette phrase-clef « Je suis ce que j’ai fait, et rien d’autre, comme ce garçon de café qui, chaque matin reconduit le choix d’être ce qu’il fait». L‘ouvrage passe inaperçu à sa parution…
Le 27 mai 1944 c’est la première de HUIS CLOS au théâtre du Vieux-Colombier à Paris, un an donc après LES MOUCHES, et on peut dire que HUIS CLOS fait mouche. C’est enfin la rencontre de Sartre avec le grand public. L’idée c’est de «mettre en enfer (huis clos) les trois personnages et de faire de chacun le bourreau des deux autres», écrit-il en 1972.
 
Aux communistes qui ont attaqué sa philosophie qu’ils jugent trop individualiste, il répond :
« L’homme doit se créer sa propre essence…C’est en se jetant dans le monde qu’il se définit...
L’homme ne peut vouloir que s’il a compris qu’il ne peut compter sur rien d’autre que sur lui-même, qu’il est seul, délaissé sur la terre au milieu de ses responsabilités infinies, sans aide, ni secours, SANS AUTRE BUT QUE CELUI QU’IL SE FORGERA SUR CETTE TERRE».
Il prend donc des distances clairement énoncées avec le marxisme.
 
En 1944 son éditeur Gaston Gallimard accepte de financer la revue LES TEMPS MODERNES, dirigée par un collectif avec Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Jean Paulhan, Simone de Beauvoir et d’autres. Sartre en sera le directeur. Il s’agissait de fournir une idéologie à l’après-guerre. « ECRIRE POUR SON EPOQUE » et « POUR UNE LITTÉRATURE ENGAGÉE» est l’objectif.
Voici ce qu’écrit Sartre dans le manifeste des Temps Modernes : «L’écrivain est EN SITUATION dans son époque. Chaque parole a ses retentissements, chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit LA COMMUNE, parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher».
Plus tard Sartre écrira « L’IDIOT DE LA FAMILLE», son œuvre inachevée sur FLAUBERT justement, l’écrivain qui l’a fasciné et qui pourtant était le contraire de lui-même, un homme du désengagement, alors que Sartre, à partir de cette époque du moins, est devenu un écrivain et philosophe engagé.
Le texte manifeste des Temps Modernes continue ainsi: «Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès Calas, était-ce l’affaire de VOLTAIRE? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de ZOLA?»
Ce manifeste est un texte capital dans lequel Sartre assigne à la littérature sa fonction sociale. Avec la création des TEMPS MODERNES, Sartre est désormais patron de presse et représente enfin un véritable pouvoir.
 
Dans les salons des deux rives de la Seine l’existentialisme sartrien est venu à la mode. Pour la jeunesse de Saint-Germain des Près de l’après-guerre Sartre est le « maître », pour les bourgeois, il est la bête noire. La haine que lui voue une certaine presse bourgeoise fait cependant le lit de sa notoriété. Ce terme barbare de l’existentialisme est dans la bouche de tout le monde, mais personne ne sait ce que cela veut dire. Les «existentialistes» deviennent les boucs émissaires pour les bien-pensants et héros pour la jeunesse.
 
Le 29 octobre 1945 Sartre prononce une conférence à Paris sous le titre «L’EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME» où il présente sous une forme limpide les fondements de sa philosophie: «L’existentialisme définit l’homme par son action. La seule chose qui permet à l’homme de vivre c’est l’acte». Et il introduit un héros avec lequel tout le monde peut s’identifier : « l’EUROPÉEN de 1945 ».
Bientôt l’existentialisme devient autant un courant philosophique qu’un style de vie: la passion pour les Noirs et le jazz, la subversion des valeurs traditionnelles, la culture des cafés le jour et des nuits dans les caves enfumées de Saint-Germain-des-Prés.
 
Entre 1946 et 1949 Sartre produit plus d’une quarantaine d’œuvres prolifiques (scénarios, essais, nouvelles, romans, etc.) qui lui procurent son indépendance financière, et il n’a plus besoin d’enseigner.
 
Les TEMPS MODERNES s’engagent sur tous les fronts, dénonçant les camps de travail en URSS autant que le maccarthysme aux Etats-Unis (avec l’affaire des époux Rosenberg accusés de contre-espionnage et exécutés), tout en soutenant Cuba de Fidel Castro et Che Guevara et les démocraties d’Amérique latine.
De 1952 à 1956 Sartre devient le compagnon de route du PCF, justement à propos de l’affaire Rosenberg et l’affaire Henri Martin accusé de sabotage en Indochine. Il prend position contre la guerre du Vietnam et contre la guerre d’Algérie.
En 1956, lors de l’écrasement par les chars russes du soulèvement des Hongrois, c’est la rupture avec les communistes.
En 1959 il écrit sa pièce de théâtre LES SÉQUESTRÉS D’ALTONA, suivie de son œuvre philosophique qu’il préfère LA CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE, puis de la publication en 1964 de l’essai autobiographique LES MOTS. Quelques mois après, en octobre1964 donc, il reçoit le PRIX NOBEL qu’il refuse. Sartre déclare qu’il ne souhaite pas être défini par le regard des l’autres, « ….des académiciens ou quelques vieux messieurs qui ne représentent rien ».
 
En Mai 68 Sartre livre son dernier combat. Sans hésitation il prend fait et cause pour les étudiants en révolte. Il dit à Daniel Cohn-Bendit : « …Quelque chose est sorti de votre mouvement, c’est ce que j’appellerai l’extension des possibles».
Il est déjà très affaibli par la prise régulière de Corydrane et physiquement vieilli par son hyperactivité. Pourtant, fidèle à lui-même, il intervient en activiste radical dans les amphis de la Sorbonne, puis à Billancourt. En compagnon des maoïstes, il vend même La Cause du Peuple dans la rue. On le voit aux côtés de Michel Foucauld ou Pierre Vidal-Naquet intervenir dans les prisons.
Mais ce n’est là qu’une des facettes de sa double vie: la face visible – ses activités politiques – et la face cachée que sont ses activités littéraires. En fait il passe le plus clair de son temps à la rédaction obsessionnelle de son FLAUBERT, «le plus bourgeois des écrivains français», dont les trois premiers volumes paraissent en 1971 et 1972 sous le titre L’IDIOT DE LA FAMILLE. Le 4e et 5e tome pourtant esquissés restent inachevés, parce qu’il devient aveugle à l’automne de 1973.
 
Devenu dépendant des autres, il passe ses 7 dernières années avec l’aide de son entourage - beaucoup de femmes - mais surtout avec son secrétaire maoïste Benny Levy, rencontré peu avant sur les barricades.
 
Voilà l’esquisse d’une vie entre pensée et action, la vie d’un homme qui est resté fidèle à lui-même en mettant ses pensées en adéquation avec ses actes, la vie d’un philosophe dont sa biographe Annie COHEN-SOLAL dira « Sartre, un penseur pour le XXIe siècle ».
 
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