Sartre, une vie avant-gardiste
Mardi 21 Septembre 2010 à 19H15
Café de FLORE
THÈME: SARTRE - ENTRE PENSEE ET ACTION, UNE VIE AVANT-GARDISTE
Invitée: Annie COHEN-SOLAL, biographe de Sartre, chercheure au CNRS, professeure universitaire à New York et en France
La comédienne Isabelle MESTRE lira des extraits de l’autobiographie de Sartre: LES MOTS, de l’ORPHÉE NOIRE etc.
Annie Cohen-Solal est chercheure, auteure et biographe de Sartre.
Elle dirige le département des recherches sur SARTRE au CNRS et est professeur universitaire en France et aux Etats-Unis. Elle a aussi enseigné aux universités de Berlin et de Jérusalem, ce qui veut dire qu’elle parle une dizaine de langues. Elle est donc la première biographe de Jean-Paul Sartre à qui elle a consacré trois livres :
SARTRE,1905-1980 (Gallimard, 1985), traduit dans une quinzaine de langues,
L’excellent QUE SAIS-JE sur SARTRE (PUF, 2005), SARTRE, un penseur du XXIème siècle (Gallimard, 2005).
Dans le cadre du centenaire Sartre en 2005, elle a participé au DICTIONNAIRE SARTRE paru aux éditions Champion en 2004.
Elle vient par ailleurs d’écrire une biographie sur le collectionneur d’art Robert Castelli, mais c’est une autre planète.
J’ai découvert Annie Cohen-Solal au salon du livre à Paris cette année, puis à l’émission des CHEMINS DE LA CONNAISSANCE sur France-Culture où elle était l’invitée de Raphaël Enthoven. Et j’ai découvert une femme qui parlait avec un tel enthousiasme de SARTRE que j’ai eu l’idée immédiate de l’inviter à nos débats. L’idée était de redorer le blason de SARTRE en France, où il est plutôt déconsidéré, alors qu’à l’étranger c’est tout autre chose. Les minorités et une partie de la jeunesse américaine p.ex. se sont emparées de sa pensée pour la mettre en action.
Notre invitée précédente, la jeune philosophe Cynthia FLEURY, a écrit un livre sur le COURAGE, une notion qu’on croyait démodée et qui, vu le succès du livre, semble réveiller une vertu qu’on croyait perdue. Pourquoi parler de courage? Parce que Sartre était un homme de courage et d’engagement dont notre époque cynique aurait bien besoin.
Il fallait du courage pour introduire un mode de vie et une pensée avant-gardistes comme l’existentialisme. Il fallait du courage pour s’engager à contre-courant de la pensée dominante, pourfendre le colonialisme, prendre parti dans l’affaire Rosenberg aux côtés des communistes, puis contre l’invasion des chars russes en Hongrie en 1956, pour enfin s’engager aux côtés des étudiants en révolte en mai 68 et essayer de parler aux ouvriers de Billancourt.
Il fallait du courage pour se brouiller avec ses amis à cause de ses engagements. Raymond Aron, Albert Camus ou Maurice Merleau Ponty lui ont successivement tourné le dos.
Il fallait du courage pour refuser un prix NOBEL de littérature en 1964 pour ne pas devenir un auteur consacré ou statufié, car pour Sartre toute œuvre est en perpétuel mouvement, donc forcément inachevée.
Il fallait du courage pour aller à contre-courant de sa propre classe, la bourgeoisie, dont il est issu et qu’il n’a pas cessé de poursuivre de sa haine. Pour lui les grands auteurs sanctifiés du 19e siècle - Mallarmé, Baudelaire, Flauber - sont des écrivains qui n’ont rien fait pour leur temps. Dans le manifeste des TEMPS MODERNES il écrit :
L’écrivain est EN SITUATION dans son époque. Chaque parole a ses retentissements, chaque silence aussi. Flaubert et Goncourt sont donc à ses yeux responsables de la répression qui suivit LA COMMUNE, « parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher».
Mener une vie avant-gardiste enfin c’est aussi faire preuve de courage.
Avec Simonde de Beauvoir il invente une nouvelle forme de relation du couple en signant avec elle un bail renouvelable de deux ans, qui a duré toute la vie certes, mais en restant ouverts sur les « amours contingents ». Donc refus du mariage bourgeois, refus même d’avoir des enfants, sauf une fille adoptive, Arlette Enkaïm, intégrée dans leur relation en 1965. En fait il a inventé rien de moins que la famille patchwork d’aujourd’hui.
Autre exemple : lorsqu’il est jeune professeur au HAVRE il pratique avec ses élèves mai 68 avant la lettre. Il bouscule les conventions, fume la pipe, autorise la cigarette en classe, emmène ses élèves dans des clubs de jazz, aux matchs de boxe, au cinéma et même au bordel, il discute avec eux dans les bistrots, les initie à la littérature américaine contemporaine, bref il pratique une pédagogie de l’éveil.
Non seulement il s’intéresse au roman et au cinéma américains, mais aussi à la phénoménologie enseignée par HUSSERL en Allemagne et introduit tout cela en France.
Mais être avant-gardiste signifie aussi le risque de rester marginal.
Réaliser son rêve de devenir auteur pour vivre de sa plume n’était guère facile.
C’est seulement en 1938, à l’âge de 35 ans, qu’il réussit à publier son premier roman LA NAUSÉE après avoir essuyé trois refus et après l’avoir remanié à trois reprises. Puis en 1943 sort son opus magnum philosophique L’ÊTRE ET LE NÉANT avec cette phrase-clef « Je suis ce que j’ai fait, et rien ’autre, comme ce garçon de café qui, chaque matin reconduit le choix d’être ce qu’il fait» Que le garçon de café nous écoute…. L‘ouvrage passe inaperçu à sa parution.
Le 27 mai 1944 c’est la première de HUIS CLOS au théâtre du Vieux-Colombier à Paris qui contient cette phrase-clé de sa vie : « LENFER, C’EST LES AUTRES». Et c’est enfin la rencontre de Sartre avec le grand public.
C’est aussi en 1944 que son éditeur Gaston Gallimard accepte de financer la revue LES TEMPS MODERNES, dirigée par un collectif avec Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Jean Paulhan, Simone de Beauvoir et d’autres. Sartre en sera le directeur, donc patron de presse. Son objectif c’est fournir une idéologie à l’après-guerre : « ECRIRE POUR SON EPOQUE » et « POUR UNE LITTÉRATURE ENGAGÉE» écrit-il dans le manifeste.
Le 29 octobre 1945 Sartre prononce une conférence à Paris sous le titre «L’EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME» où il présente sous une forme limpide les fondements de sa propre philosophie: «L’existentialisme définit l’homme par son action. La seule chose qui permet à l’homme de vivre c’est l’acte».
Bientôt l’existentialisme devient autant un courant philosophique qu’un style de vie: la passion pour les Noirs et le jazz, la subversion des valeurs traditionnelles, la culture des cafés le jour et des nuits dans les caves enfumées de Saint-Germain-des-Prés.
Entre 1946 et 1949, Sartre, prolifique, produit plus d’une quarantaine d’œuvres : scénarios, essais, nouvelles, romans, etc. qui lui procurent son indépendance financière, et il n’a plus besoin d’enseigner.
En 1959 il écrit sa pièce LES SÉQUESTRÉS D’ALTONA, suivie de son œuvre philosophique qu’il préfère LA CRITIQUE DE LA RAISON DIALECTIQUE. Suis en en 1964 son essai autobiographique LES MOTS, commencé en 1952 et achevé en 1963. C’est qu’il lui faut du temps de faire son auto-analyse à travers son enfance, revue et disséquée à partir du point de vue de l’homme mûr, il a 58 ans lors de la publication.
A la page 195 des MOTS il dira de cette auto-analyse en parlant des critiques :
« Si pauvre et si nul qu’ils jugent cet ouvrage, je veux qu’ils le mettent au-dessus de tout ce que j’ai fait avant lui. » Isabelle Mestre lira tout à l’heure quelques extraits de ce joyau littéraire.
En Mai 68 Sartre livre son dernier combat. Il prend fait et cause pour les étudiants en révolte et dit à Daniel Cohn-Bendit : « …Quelque chose est sorti de votre mouvement, c’est ce que j’appellerai l’extension des possibles».
Très affaibli et vieilli par son hyperactivité, il intervient pourtant en activiste radical dans les amphis de la Sorbonne, puis à Billancourt. En compagnon des maoïstes, il vend même La Cause du Peuple dans la rue. On le voit aux côtés de Michel Foucauld intervenir dans les prisons.
Mais il mène en fait une double vie: la face visible – ses activités politiques – et la face cachée : l’écriture obsessionnelle de son FLAUBERT qu’il qualifie «le plus bourgeois des écrivains français» et qui pourtant le fascine. Les trois premiers volumes paraissent en 1971 et 1972 sous le titre L’IDIOT DE LA FAMILLE. Le 4e et 5e tome restent inachevés, parce qu’il devient aveugle à l’automne de 1973.
Il passe ses 7 dernières années avec l’aide de son entourage - beaucoup de femmes - mais surtout avec son secrétaire maoïste Benny Levy, rencontré sur les barricades.
Voilà rapidement la vie d’un homme qui a mis ses pensées en adéquation avec ses actes, et qui n’a jamais cessé de penser contre lui-même.