Sommes-nous malades de travailler ?

Sujet du 17 Janvier 2008

SOMMES-NOUS MALADES DE TRAVAILLER ?
PSYCHANALYSE DE LA VIE ORDINAIRE DANS L'ENTREPRISE
 
NOTRE INVITE sera CHRISTOPHE DEJOURS, psychanalyste, titulaire de la CHAIRE DE PSYCHANALYSE, SANTE-TRAVAIL au CNAM, auteur de SOUFFRANCE EN FRANCE (sous-titre: la banalisation de l'injustice sociale), et de nombreux ouvrages écrits sur la base d'enquêtes au sein de l'entreprise.

Le café débat AUTREMENT DIT se propose d’aborder des thèmes de société brûlants. Et quoi de plus urgent que de parler du travail ?
Sans faire d’amalgame, son livre cite Hannah AHRENDT et son analyse de LA BANALITE DU MAL basée sur le cas d’EICHMANN, fonctionnaire du régime nazi qui a fonctionné comme un rouage dans la machine génocidaire de Hitler, tout en mettant un point d’honneur de bien faire son travail.
Après de longues enquêtes au sein des entreprises françaises C. DEJOURS en arrive à constater que dans notre système économique et social contemporain nous fonctionnons nous aussi comme des rouages d’une machine. Cette machine s’appelle le néolibéralisme qui nous vend le concept de la guerre économique et de la nécessité pour les entreprises de faire face à la concurrence mondiale comme seule issue. Nous ne nous demandons même plus si l’économie doit servir l’homme, ou si c’est l’homme qui doit servir l’économie – comme l’a fait Viviane Forrester en 1996 dans L’HORREUR ECONOMIQUE .
Selon C. DEJOURS nous expérimentons donc dans la période contemporaine le processus de LA BANALISATION DU MAL qui se manifeste dans l’organisation consciente de la paupérisation et de l’exclusion d’une partie de leur propre population par les pays dont les richesses s’accroissent constamment.
Cependant nous acceptons la souffrance des autres ou même notre propre souffrance comme une FATALITÉ en adoptant des « œillères volontaires » ou en gardant « le nez sur le guidon ».
Comment se fait-il qu’une majorité des salariés et des citoyens renoncent à penser par eux-mêmes et à poser des questions ?
Vue sous l’angle du travail et de la vie dans l’entreprise C. DEJOURS explique ce mécanisme par les nouvelles méthodes de management dites du troisième type et qui fonctionnent selon LE MODÈLE JAPONAIS des flux tendus, ce qui signifie :
1)                l’INTENSIFICATION du travail avec moins d’effectifs, des cadences infernales et un système d’AUTO-CONTRÔLE avec la menace de licenciement capables de remplacer les surveillants ;
2)                la PRÉCARISATION du travail avec des contrats à durée déterminée (CDD) et de solidarité (CES) ;
3)                ce qui entraîne la DÉSOLIDARISATION ou l’individualisme du chacun pour soi. Le management joue sur la concurrence entre salariés et chômeurs, entre jeunes et anciens, et ceci dans un contexte de réserve quasi infinie de main-d’œuvre.
 
Le moteur du système est la PEUR qui fait accroître la productivité. Comment y arrive-t-on ? Exemple : Le management prétend qu’il y a « un mauvais cap à passer » pour demander plus d’efforts aux salariés. Mais le plus souvent les nouvelles performances obtenues deviendront aussitôt la nouvelle NORME de productivité.
Un tel système ne peut fonctionner qu’avec le CONSENTEMENT de ceux qui le subissent et ceux qui le font subir aux autres, à savoir les cadres, les directeurs de ressources humaines (DRH) qui bénéficient de quelques gratifications en retour.
Mais il fonctionne aussi sur la base d’une information falsifiée. Tout est fait pour donner une bonne IMAGE de l’entreprise autant à l’extérieur – vis-à-vis des clients et concurrents – qu’à l’intérieur, à savoir vis-à-vis des salariés qui doivent participer à cette Culture d’Entreprise. Tous les dysfonctionnements (les accidents, des tentatives de suicides jusq’aux suicides en série) sont soit passés sous silence, soit mis sur le compte des « problèmes personnels » qui relèvent donc de la responsabilité des salariés et non de l’entreprise.
Le philosophe allemand Jürgen HABERMAS appelle ce phénomène une DISTORSION COMMUNICATIONNELLE.
Aussi bien la publicité externe que la communication interne sont appelées à attester du BONHEUR et du PLAISIR des salariés.
Cela ne peut marcher sans l’opportunisme des cadres – de plus en plus jeunes d’ailleurs - qui acceptent de jouer le jeu de la communication positiviste ou de la sélection parmi leurs subordonnés en cas d’allègement d’effectifs ou de plans sociaux présentés comme nécessaires à la survie de l’entreprise dans le contexte de la guerre économique .
Il paraît que dans une université parisienne il existe même un diplôme de DESS pour DRH, option LICENCIEMENT.
La question se pose : que deviennent les opposants à ce système présenté comme notre seul salut ?
Ils sont confrontés à l’inefficacité de leur PROTESTATION ou de leur ACTION en raison de la cohérence qui soude le reste de la population autour du système. Et ces actions resteront inefficaces tant qu’elles ne s’articulent pas autour d’un projet alternatif crédible.
Cela s’est vu récemment en Allemagne avec l’annonce de délocalisation des usines NOKIA en Roumanie. Le leader finlandais du téléphone portable a annoncé le licenciement de 2300 salariés après avoir empoché il y a seulement 2 ans des millions d’euros de subventions par le gouvernement allemand. Cela a déclenché une vague de protestations et la menace de boycott des téléphones portables de la marque NOKIA. Mais comme ils sont les moins chers et les plus efficients sur le marché, ce boycott reste symbolique. Idem pour les actions sociales annoncées, étant donné que chacun espère un reclassement pour lui-même.
Quelle meilleure démonstration de la désolidarisation dont parle C. DEJOURS 
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