Nouvelles peurs, nouvelles servitudes

Samedi 28 Mars 2009 au MY BOAT :

NOUVELLES PEURS – NOUVELLES SERVITUDES ?
Avec la philosophe MICHELA MARZANO
 
Pour ceux qui ne la connaissent pas encore présentons notre invitée qui nous fait le plaisir de débattre avec nous à chaque parution d’un nouveau livre. Son dernier s’intitule VISAGES DE LA PEUR et a paru aux Presses Universitaires de France (PUF) le 7 mars dans la collection LA CONDITION HUMAINE qu’elle dirige et dont elle a choisi le titre en référence à André MALRAUX.
 
Michela MARZANO. est ancienne élève de l'École normale supérieure de Pise – où elle est née - et docteur en philosophie. Elle est actuellement chercheuse au CNRS dans l'unité de recherche du CERSES (Centre de Recherche Sens, Éthique, Société), à l'Université Descartes, Paris V.
 
Voici un rappel de quelques ouvrages de M.M. parmi la quinzaine qu’elle a à son actif.
Elle est surtout connue pour LE DICTIONNAIRE DU CORPS qu’elle a dirigé au PUF en 2007, après avoir écrit en 2002 « PENSER LE CORPS », suivi de son essai sur le CONSENTEMENT :
JE CONSENS, DONC JE SUIS… paru également aux PUF en 2006 .
Chez d’autres éditeurs M.M.a publié quatre livres sur la PORNOGRAPHIE.
En spécialiste du CORPS et de sa FRAGILITÉ M.M. en est venue à s’intéresser à la MARCHANDISATION DU CORPS par la PORNOGRAPHIE, voici les titres :
La pornographie ou l'épuisement du désir, Buchet-Chastel, 2003
Alice au pays du porno (avec Claude Rozier), Ramsay, 2005
Puis un entretien avec l’actrice des Films X OVIDIE  :
Le Corps: Films X : Y jouer ou y être, entretien avec Ovidie, Autrement, 2005
, paru chez JC Lattès en 2006, une enquête dans les banlieues sur les jeunes consommateurs et consommatrices de films et vidéos porno qui leur servent en fait d’éducation sexuelle. Nous l’avons reçue pour cet ouvrage en 2007 au Café de la Mairie .
Elle a aussi écrit sur le COUPLE et la FIDÉLITÉ :
* La fidélité ou l'amour à vif, paru chez Buchet-Chastel en 2005
 
La première fois que nous l’avons invitée à nos RENCONTRES ET DEBATS AUTREMENT - qui s’appelaient à l’époque encore CAFE PHILO AUTREMENT - c’est pour un petit essai sulfureux sur LA MORT SPECTACLE, à savoir les mises à mort en direct filmées et diffusées sur Internet ou à la TV, qui attirent des milliers de visiteurs et de chatteurs. C’est un thème auquel aucun philosophe a eu l’idée de s’attaquer, alors qu’il participe à la violence spécifique de notre époque.
Il y est aussi question de la PEUR, une peur à laquelle on se soumet volontairement, et surtout il y est question de la brutalité des jeunes d’aujourd’hui dans des jeux comme la « claque joyeuse » ou le jeu de tabassage d’un élève filmé par les « copains ».
Cet essai sur , enquête sur l’Horreur-Réalité est paru chez GALLIMARD en 2007.
Son avant-dernier livre paru seulement en octobre 2008 chez Grasset porte le titre en référence à Michel Houellebecq :
, de l'entreprise à la vie privée.
Elle est venue en débattre avec nous dès sa sortie en octobre dernier au CAFÉ DE LA MAIRIE, et vous trouvez sur le site.
Aujourd’hui c’est à propos de son dernier-né que nous la recevons,
VISAGES DE LA PEUR,  un livre qui tombe à pic dans la CRISE systémique actuelle.
 
Quoi de plus humain que la PEUR ?
Elle fait partie de notre existence dès l’enfance, car nous sommes fragiles, imparfaits et mortels.
Mais ce qui est encore pire que la peur c’est son instrumentalisation par ceux qui cherchent à nous dominer. Dans LE PRINCE (1532) Nicolas MACHIAVEL en a décrit le principe majeur : « DIVISER POUR MIEUX RÉGNER ».
Et depuis que son contemporain Etienne de LA BOÉTIE a écrit en 1550 son célèbre DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE nous savons aussi que les hommes sont serviles et capables d’intégrer leurs peurs ancestrales au point qu’ils se soumettent même volontairement aux tyrans.
Voilà pour la mise en perspective. Un des principaux avantages de la philosophie est justement d’éclairer les problèmes contemporains par une réflexion sur l’éternel humain à travers les époques.
On peut bien sûr se demander : A QUOI ÇA SERT ?
Et la question elle-même montre déjà à quel point nous sommes formatés par le discours dominant utilitariste. On peut aussi se demander pourquoi lire la PRINCESSE de CLÈVE? Pourquoi lire les textes alambiqués de ces Messieurs les philosophes morts depuis bien longtemps et qui ont vécu dans d’autres conditions que les nôtres ? Heureusement il y a de jeunes philosophes qui se chargent d’étudier l’histoire de la philosophie dans la perspective d’analyser ou élucider les problèmes contemporains. C’est ce que fait par excellence Michela Marzano et ce que font tous les autres philosophes et penseurs que nous avons invités depuis deux ans.
Quelles sont donc ces NOUVELLES PEURS et ces NOUVELLES SERVITUDES de notre époque ? En temps de crise la PEUR gagne, et aujourd’hui nous vivons tous dans la peur d’une manière ou d’une autre :
Peur du chômage, peur de perdre nos économies, nos retraites, peur du lendemain, peur du changement climatique, peur du terrorisme, des immigrés, de l’autre tout court.
 Ceux qui ont la chance d’avoir encore un emploi vivent dans la peur de le perdre, dans la peur des décisions de leurs patrons, la peur des coups bas par un collègue qui guette leur place, peur de ne pas être à la hauteur des cadences infernales ou du stress exercé par une demande accrue de résultats.
 
C’est ainsi qu’on en arrive à ce phénomène peu médiatisé des SUICIDES en chaîne dans certaines entreprises aussi bien du secteur privé que public, comme p.ex. chez Renault ou même dans la police. Il y a eu ce cas à Tours en 2008 où plusieurs policiers se sont donnés la mort suite aux pressions exercées sur eux par leurs supérieurs pour faire du « CHIFFRE » à tout prix, à savoir coller des contraventions, alors qu’ils avaient une autre idée de leur métier : celle de se sentir utile à la société.
Le suicide est un acte isolé d’INSERVITUDE ou de DÉSOBÉISSANCE. Il serait certainement mieux de résister aux pressions en se solidarisant avec les autres. Mais le système managérial actuel est conçu pour atomiser les individus tout en flattant le narcissisme de chacun, pour qu’il joue les coudes contre les autres. En réalité c’est encore la vieille stratégie machiavélique qu’on applique de façon insidieuse « DIVISER POUR MIEUX RÉGNER ».
Et en se soumettant à ce système – car il faut bien gagner sa vie - chacun participe en fait à sa propre aliénation. L’exemple type est le cadre qui fait des heures supplémentaires et ramène encore du travail à la maison le soir ou en weekend au point de négliger sa femme et ses enfants.
Comment obtient-on un tel consentement, une telle servitude ? Ce n’est pas par un COMPLOT mais par un SYSTÈME DE CONCURRENCE GÉNÉRALISÉE auquel participent ceux-là mêmes qui exercent des pressions sur leurs subordonnés hiérarchiques. Le philosophe Michel Foucauld a déjà décrit cette FABRIQUE d’un SYSTÈME INTÉGRÉ en prenant pour exemple l’HÔPITAL. Il s’agit d’un système qui est appliqué par des gens qui sont eux-mêmes façonnés par ce même système.
Car le supérieur qui harcèle son subordonné a lui-même peur de perdre sa place au profit d’un concurrent plus jeune, plus MALIN ou plus CYNIQUE que lui-même. Car ce sont les cyniques qui sont les nouveaux héros de notre époque. Et on l’a bien vu avec la crise financière actuelle.
Le dernier fleuron d’un tel système de peur généralisée sont les nouvelles normes d’ÉVALUATION qu’on veut étendre à la recherche et à l’enseignement, donc à la substance même de la pensée. Si avant on a mis les laboratoires en concurrence aujourd’hui ce sont les chercheurs eux-mêmes qu’on fait rivaliser entre eux. Selon les nouvelles directives ils sont tenus à remplir des fiches bibliométriques, et ils seront évalués ou notés selon le nombre de publications et de citations de leurs publications dans certaines revues internationales prestigieuses. Bienvenu le copain qui citera le copain ! En fait on demande aux chercheurs et enseignants ce qu’on demande aux policiers à Tours ou aux cadres chez Renault - faire du CHIFFRE.
A ce propos Michela MARZANO. a publié un article dans le N° 37 de la revue CITÉS :« PUBLISH OR PERISH » (Publie ou meurt), et elle conclut en se demandant si « à force de vouloir tout quantifier, la pensée elle-même ne risque-t-elle pas de disparaître ? »
Voilà des exemples de ces nouvelles peurs et nouvelles servitudes auxquelles nous sommes exposés - sans parler de la peur du
TERRORISME instrumentalisé par le TOUT-SÉCURITAIRE, par un fichage et traçage permanent, que nous acceptons au nom d’une peur généralisée.
Il est donc essentiel de comprendre à quel système nous participons – souvent sans réfléchir. Car à force d’entendre certains discours, certaines expressions édulcorées (comme p. ex. le fameux P.S.E., le plan de sauvegarde de l’emploi pour parler de licenciements), nous risquons de tout avaler sans réfléchir, et donc de rester dans la Peur et dans la Servitude Involontaire.
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