Souveraineté d’État ou solidarité commune

AOC 20 avril 2020

Souveraineté d’État ou solidarité commune

Par Christian Laval et Pierre Dardot


Pour surmonter la crise liée à l’épidémie de Covid-19, beaucoup en appellent à l’État, un État
fort, susceptible de nous offrir des garanties économiques et sociales. Mais il faut prendre
garde à la vision de l’État qu’on défend, car il n’est pas certain que l’État néolibéral et
souverainiste, tel qu’il semble rejaillir aujourd’hui dans les discours, soit le plus à même de
défendre les libertés individuelles et de protéger les citoyens.
Puisque la mort est aujourd’hui partout, on s’en remet avec espoir à l’État. En 1978-79,
Foucault parlait de biopolitique : à partir du XVIIIe siècle l’État moderne se veut garant de la
vie, il fait vivre et laisse mourir, à la différence du vieux souverain investi du droit terrible de
faire mourir. Pouvoir de gestion de la vie plutôt que pouvoir de disposer de la vie. Or la
population s’aperçoit aujourd’hui avec effroi de l’imprévoyance criminelle des autorités
publiques qui, pour faire des économies de bouts de chandelle sous la pression de Bercy et de
la Cour des comptes, vestales sourcilleuses des normes européennes, ont délibérément ignoré
les avertissements des chercheurs sur le risque pandémique.
L’État a d’abord exposé à l’infection les soignants, les travailleurs du quotidien et tous ceux
qui sont contraints d’aller sans masques « au front de la production », avant d’exposer toute la
population en prétendant que le port des masques ne s’imposait que pour les soignants et les
porteurs du virus. L’État néolibéral de ces trente ou quarante dernières années révèle ainsi
violemment son envers nécropolitique, pour le dire avec Achille Mbembe. On découvre qu’il
incarne une nouvelle forme du pouvoir souverain de disposer de la vie. On est fondé à parler
d’une exposition calculée à la mort de pans entiers de la population, cyniquement sacrifiés à
la logique du profit maximal et de la réduction des coûts.
Dans un entretien au Monde publié le 24 mars, Georgio Agamben s’est abrité derrière la
notion de « conspirations pour ainsi dire objectives », allant jusqu’à se référer à Foucault pour
mieux se justifier d’avoir parlé fin février de l’« invention » d’une épidémie. On doit bien à ce
dernier l’idée d’une stratégie « sans sujet » ou « sans stratège », mais c’est sombrer dans la
confusion la plus extrême que d’assimiler cette idée à celle d’une conspiration objective. Ce
conspirationnisme affligeant manque l’essentiel : les gouvernants ont tout fait non pour
grossir artificiellement le danger, mais, à l’inverse, pour minimiser la menace. Il leur fallait
sauver coûte que coûte « l’économie » plutôt que la vie, et non « suspendre la vie pour la
protéger », comme le prétend Agamben.
Le vieux fond absolutiste de l’État refait surface
Les néolibéraux s’empressent d’appeler au retour de l’État lorsque l’économie capitaliste
s’effondre. Ce n’est pas nouveau. Demain les mêmes s’en plaindront : trop d’impôts, trop de
charges, trop de dépenses publiques, trop de dettes. On les entend déjà. La question trop vite
occultée est de savoir de quel État on parle quand on loue son « retour ». Car qui peut dire
quel État se profile dans la crise pandémique que nous vivons ? S’il faut espérer un
renforcement de l’État social lui permettant de faire face à sa mission de protection sanitaire,
ne faut-il pas s’inquiéter en même temps de l’accroissement de l’autoritarisme étatique,
tendance sensible partout, qui peut trouver dans la catastrophe actuelle une nouvelle occasion
de bafouer les droits sociaux et politiques et les libertés des citoyens ?
Un petit rappel s’impose à l’adresse des amoureux amnésiques de l’État : qui hier encore
démantelait l’organisation des soins hospitaliers en France ? Qui voulait étendre la précarité
dans la recherche et l’enseignement supérieur ? Qui imposait des réformes du chômage et des
retraites appauvrissant les chômeurs d’aujourd’hui et les retraités de demain ? Qui faisait
provision de cartouches de LBD, de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement au
lieu de reconstituer les stocks de masques ? Réponse : l’État, ou plus exactement, ses
représentants en la personne des gouvernants, sans oublier les parlementaires et la haute et
moyenne administration qui leur ont obéi.
À invoquer l’État comme cette entité métaphysique protectrice, sorte de Père politique qui va
nous sauver, on en oublierait que c’est d’abord une machine administrative faite pour dominer
une population nationale, commandée et mise en oeuvre par des gouvernants qui, une fois
élus, en font à leur guise, ou plutôt font ce que leur dicte l’ordre du monde dominé par la
logique du capital global. À l’inverse ce qu’attend la population, c’est un État qui stimule,
coordonne et finance la solidarité, un État des services publics, un État qui prenne en compte
les intérêts vitaux de la population, un État de citoyens faits pour les citoyens, un État de
soignants, d’éboueurs, d’enseignants, de travailleurs sociaux, un État qui garantisse
l’approvisionnement en nourriture, qui prenne soin des vieux, des sans-abri, des plus pauvres,
et de tous ces chômeurs qui vont se multiplier. Le contraire de l’État néolibéral en somme.
Pourtant, ce qui s’annonce déjà c’est l’État autoritaire repeint aux couleurs nationales, un État
violent, liberticide, hypervertical, un État dressé contre sa population, contre les citoyens et
leurs droits civils, sociaux et politiques. Il suffit de prêter attention aux mots employés par
Macron, mais qui pourraient se retrouver dans la bouche d’autres dirigeants, pour entendre
résonner les mots du Souverain porteur du glaive appelant les soignants et les travailleurs à se
sacrifier pour la patrie dans la « guerre contre le virus », l’héroïsation des soignants allant de
pair avec le mépris le plus cynique pour le vrai sens de leur travail.
Il y a toutes les raisons de craindre, à l’instar de François Sureau, que les « circonstances
exceptionnelles » ne soient, comme hier la « guerre contre le terrorisme », le prétexte pour
restreindre les libertés, accroître le contrôle sur les individus, dégrader durablement le droit du
travail. Il suffira, une fois de plus, d’intégrer au droit commun les règles dérogatoires de
« l’état d’urgence sanitaire », dont la loi organique a violé la constitution… avec l’accord du
Conseil constitutionnel ! Il est frappant de constater que le premier réflexe des dirigeants de
l’État, plutôt que de prolonger l’élan de solidarité et de s’appuyer sur le sens social le plus
élémentaire, a été de déployer les méthodes les plus punitives, faisant pleuvoir les amendes,
menaçant de prison, n’hésitant pas à culpabiliser les Français de sortir dans les jardins publics
le jour des élections municipales.
On a dit que ce zèle de souveraineté sécuritaire était fait pour cacher les monstrueuses
défaillances de l’État en matière sanitaire. C’est sans doute vrai, mais il y a plus profond.
L’État républicain, l’État social ou l’État éducateur sont des formes politiques qui ont bien
existé, et subsistent encore sous des formes affaiblies, mais elles n’ont jamais effacé le
principe de souveraineté ou, pour le dire à la manière des juristes anciens, le principe de la
domination suprême de l’État sur ses sujets. Le vieil État absolutiste veille encore au sein des
ministères, des préfectures et des commissariats. Et c’est bien ce principe qui à chaque crise
revient comme la nature au galop.
Le moindre chef d’État, fut-il de petite envergure, se drape dans les habits d’un maréchal de
14-18 disposant ses soldats sur les fronts. Trump allègue le 13 avril que l’autorité du Président
des USA est « totale » et lui donne le droit de s’opposer aux gouverneurs qui refuseraient la
remise en marche de l’économie, allant jusqu’à envisager de suspendre le Congrès pour
imposer ses propres nominations. Quant au sinistre Viktor Orban, il vient d’abolir d’un trait
de plume les garanties démocratiques les plus élémentaires en s’attribuant les pleins pouvoirs
pour une durée illimitée.
La faillite du souverainisme d’État
Tel qu’il a été élaboré durant des siècles, le principe de souveraineté de l’État présente deux
faces indissociables : sa face interne, la domination sur la population, sa face externe, la
défense de l’« intérêt national » au besoin par la guerre aux autres États. Mais comment
l’entendre aujourd’hui ? Dans son discours du 31 mars, Macron affirme « rebâtir notre
souveraineté nationale et européenne », ajoutant juste après : « nous avons commencé à le
faire avant la crise en passant des réformes qui permettent à notre pays d’être compétitif ». En
clair : nous l’avons fait à travers les réformes néolibérales (notamment le « choc de
compétitivité » permettant aux entreprises de bénéficier de milliards de cadeaux fiscaux).
Cet aveu nous éclaire sur la « relocalisation » annoncée de la production du matériel médical.
Le terme même est trompeur. Il peut signifier la priorité pratique donnée aux circuits courts
en matière de production/consommation afin de réduire l’empreinte écologique et de favoriser
le contrôle citoyen sur la finalité de la production (la satisfaction des besoins). Mais il peut
aussi signifier la création de conditions optimales dans la guerre économique internationale.
Sanofi a d’ores et déjà annoncé le retour sur le sol français de certaines de ses unités de
production. C’est précisément ce que signifie la souveraineté proclamée par Macron : les
grandes entreprises privées doivent produire sur le sol français, à charge pour l’État de leur
garantir des conditions qui les rendent compétitives au plan international. Nous voilà avertis.
Le jour d’« après » ressemblera au jour d’« avant », à ceci près que la concurrence fera encore
plus rage.
Les considérations politiciennes, l’obsession macronienne d’imposer la réforme des retraites,
mais surtout l’esprit national étriqué de la bureaucratie d’État, ont aveuglé sur la nécessité
absolue de se préparer le plus vite et le plus fortement possible pour éviter l’hécatombe.
L’OMS, qui fait aujourd’hui figure d’accusé, avait pourtant très tôt prévenu les gouvernants
de la gravité et du caractère mondial de la pandémie, et ce sont nombre de ces derniers, à
commencer par Trump, qui ont beaucoup trop tardé à réagir.
Aujourd’hui encore, c’est ce nationalisme des États qui empêche de mettre sur pied un
véritable directoire sanitaire mondial d’urgence. On laisse chaque pays seul face à la
pandémie, comme s’il y avait 197 épidémies nationales. Pire, les pays les plus riches à
commencer par les États-Unis (America first !) sont entrés en lutte contre tous les autres pour
s’emparer des productions disponibles de masques, de tests, de respirateurs. L’époque des
corsaires est revenue. Qu’un Macron ait pu par un décret de réquisition bloquer les stocks de
4 millions de masques d’une multinationale suédoise pendant un mois (du 3 mars au 4 avril),
alors que la moitié était destinée à l’Espagne et à l’Italie durement touchés par la pandémie,
en dit assez sur la pratique du banditisme d’État.
Déchirée par les égoïsmes nationaux, l’Union européenne offre une image pitoyable :
fermeture des frontières, dénigrement des politiques des autres, et surtout multiples stratégies
contradictoires, comme si la « victoire » dans la « guerre » contre le virus mondial ne pouvait
être que nationale. Et que dire de l’absence de réponse coordonnée à l’écroulement
économique qui guette tous les pays européens sans exception ? Dès qu’il a été question de la
mutualisation des dettes (les « coronabonds »), on a vu, comme au beau temps de
l’écrasement de la Grèce par la Troïka, se manifester l’arrogance indécente des pays nordeuropéens,
Pays-Bas et Allemagne en tête, à l’égard des pays sud-européens accusés de
dépenses abusives, au moment même où les morgues improvisées continuaient de se remplir
de cercueils à Milan ou à Madrid. Le délitement institutionnel est à son comble : le Parlement
semble s’être mis en sommeil, la Commission a renoncé à toute initiative forte, si bien que
l’interétatique pur, soustrait à tout contrôle, prévaut aujourd’hui de manière exclusive sous la
forme du Conseil des chefs d’État et de l’Eurogroupe.
Le voile tombe. La souveraineté de l’État-nation est l’indispensable véhicule de la
concurrence des États entre eux par la création des meilleures conditions pour faciliter les flux
transfrontaliers de capitaux. C’est sur cette concurrence que repose la construction de l’Union
européenne et, par un choc en retour impitoyable, c’est elle qui en menace aujourd’hui
jusqu’à l’existence. De manière plus générale, la crise doit être l’occasion d’une remise à plat
de la question de la souveraineté étatique.
À l’instar de Foucault, on a trop souvent eu tendance à opposer souveraineté et rationalité
économique. La réalité est que la souveraineté étatique ne disparaît nullement en prenant en
charge cette rationalité. La protection du capital global est la nouvelle raison d’État. On le
voit bien à la manière avec laquelle, sans plus guère s’embarrasser des précautions des
experts, Macron décide seul du déconfinement des écoles afin de faire repartir au plus vite
l’économie à la demande expresse des milieux d’affaires. A la formule macronienne du 31
mars : « souveraineté et solidarité », il n’est qu’une alternative à opposer : « souveraineté
d’État ou solidarité commune ».

Christian Laval
SOCIOLOGUE, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L'UNIVERSITÉ PARIS NANTERRE,
MEMBRE DU SOPHIAPOL, CO-ANIMATEURS DU GROUPE D’ÉTUDES SUR LE
NÉOLIBÉRALISME ET LES ALTERNATIVES (GENA)
Pierre Dardot
PHILOSOPHE, CHERCHEUR AU SOPHIAPOL, UNIVERSITÉ PARIS NANTERRE, COANIMATEURS
DU GROUPE D’ÉTUDES SUR LE NÉOLIBÉRALISME ET LES
ALTERNATIVES (GENA)

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